Paris est sublime, mais Elia Suleiman n'est pas dupe. La pyramide du Louvre, Notre-Dame (encore charpentée) sont là. Les passantes ressemblent à des mannequins de publicité. Les quais sont propres et fleuris. Mais voilà : nous sommes le 14 juillet. Des tanks traversent la rue, des policiers surveillent, des avions passent. Et la ville est vide.
Est-ce un film de touriste? Oui, absolument. Je dirais même que c'est le premier film de touriste jamais fait, parce que Suleiman, comme un touriste, ne peut se plier à ce qu'il voit. Éternelle frustration, source de comédie, du touriste : la ville ne ressemble pas à la brochure. Et pourtant, on la fantasme, on l'invente. On la ramène à soi, parce que quelque chose nous empêche de la voir. La ville est trop belle, trop propre, elle est forcément le produit d'une vision du monde déjà en place : la Palestine hante les rues de Paris plus que la Palestine hante la Palestine. Suleiman idéalise, fragmente, fait monde de chaque detail. La carte postale est là, mais il ne s'en contente pas : il la soulève, la dynamite. C'est beaucoup plus intéressant que de prendre le contre-pied, cette vieille rengaine du cinéma post-moderniste qui fuit le réalisme pour mieux se conformer à d'autres artifices. Suleiman, lui, nous demande : d'où viennent les images? Ou plutôt : où vont-elles? En sortant du film, on voit Paris d'une autre manière. C'est à dire : accompagnés par Suleiman. Il y en à peu, aujourd'hui, des cinéastes qui nous accompagnent. Suleiman est de ceux là. Il n'est pas celui qui dit "Je ne vois pas comme vous", mais plutôt : "Je vois comme vous ce que nous avons trop vu". Alors, faisons-en quelque chose. Remettons nous dans ce monde. Le monde est trop plein, alors vidons-le, remplissons-le, peu à peu, pas à pas, et attardons nous sur ce qui ne va pas. Les policiers qui ne quittent jamais les rues, l'écran de mode qui ne s'éteint jamais, l'homme qui dort dans la rue. Quelque chose ne va pas.
C'est cela le cinéma de Suleiman : le réel est là, devant lui, mais il ne s'y soumet pas. Son cinéma agit, d'abord parce qu'il regarde. Mais s'y soumettre, c'est faillir. Alors il en fait quelque chose. Pas grand chose. "Il y aura une Palestine", lui dit l'homme qui tire les cartes, à New-York. "Mais ni de mon vivant, ni du votre". Que faire alors? Préparer le terrain, prendre les mesures. Vider, remplir. Se balader en touriste : regarder les lieux, penser les lieux. Y apposer sa marque pour toujours. Et regarder de toute sa tendresse les jeunes danser en boîte de nuit - feront-ils quelque chose, ceux-là ? Ils vivront, déjà. Et tant de gens sont morts ou s'entre-tuent que cela suffirait presque. Ils vivront.