Si le titre du film évoque le désir d’un idéal inaccessible, on anticipe d’emblée la pointe d’ironie du cinéaste. Il n’est plus à la recherche d’un paradis sur Terre mais il observe. Il tente de comprendre le monde qui l’entoure par un regard si déconcerté qu’on se demande parfois s’il pense encore en faire partie. Mais It Must Be Heaven est aussi une quête personnelle.
Contrairement à ses précédents long-métrages, le cinéaste est à l’écran dans quasiment toutes les séquences. Pas de personnage secondaire qui évolue, pas d’intrigue secondaire, seulement lui, son regard et son silence. Cette présence introspective est accentuée par le cadrage, il n’est pas simplement à l’écran, il est au centre même de celui-ci. La centralité et la composition épurée a été une ligne directrice dans ses films, mais il atteint une autre dimension ici. Qu’il soit de face, de profil, statique ou en déplacement, le cinéaste est au centre de l’écran, même si la caméra doit se synchroniser à ses pas façon Ozu. En se positionnant ainsi il crée un paradoxe, une ambiguïté entre la réalité et la fiction. Il est même difficile de qualifier le rôle d’Elia Suleiman de « personnage » puisqu’il joue son propre rôle, aborde ses propres réalités dans un film dont il semble être le seul « personnage » récurrent. La barrière s’efface un peu plus lorsque des producteurs (Vincent Maraval et Nancy Grant) acceptent de jouer leur propre rôle et de faire l'autocritique de l’industrie du cinéma… au cinéma.
La bande-son nous installe dans une ambiance estivale, dans un univers léger au quotidien pourtant bien rempli de rapports de pouvoir. Il aborde à travers son regard inquisiteur et parfois déconcerté les grands sujets de société tels que le statut de la femme, l’autorité, la marginalité parfois, et bien-sûr, la Palestine. Toutes ces thématiques se matérialisent dans des jeux de tension qui traversent toutes les couches de notre société. Pas besoin d’être à Jérusalem pour voir de la violence, de la domination ou de la soumission. Le cinéaste nous confronte aux scènes oubliées de tous les jours et nous réveille tel un chant de coq. Dans tous ces lieux communs où nous avançons les yeux fermés, le cinéaste les a grands ouverts et il nous invite à y regarder à travers une foule absente de l’écran. Le réalisateur a parsemé les villes de situations incongrues :
un SDF indifférent à l’aide du SAMU, un groupe d’agent de sécurité suivant de près une vieille dame, des américaines portant toutes des armes à feu au quotidien…
pourtant absurdes, ses situations reflètent indéniablement notre société.
Et machinalement, Elia Suleiman répète la chanson, montrant successivement son expression, puis ce qui la provoque dans un dispositif de champ contre-champ, qui comparé à ses autres films est ici quasi-permanent. De nombreux plans sont resserrés sur son visage qui regarde, qui nous regarde parfois, donnant l’impression de nous accueillir dans son intériorité pour nous en rejeter en permanence, comme une invitation à y trouver notre propre interprétation.
Pendant près de deux heures, on devient le compagnon de voyage du cinéaste à la recherche d’un producteur pour son nouveau film. Cette quête aux légères sensations d’épilogue nous mène à travers les villes qui ont marqué son parcours. Elia Suleiman, originaire de Nazareth, a vécu aux États-Unis où il découvre en profondeur le cinéma, et vit actuellement en France. Après des films portés sur l’identité palestinienne, sa rencontre amoureuse et le deuil de ses proches, est venu le temps d’une réflexion personnelle sur son statut de cinéaste, d’apatride palestinien, de militant mais aussi de cinquantenaire d’une autre époque. Parce que ce film est mélancolique, nostalgique, et qu’on sent que le temps a passé pour le cinéaste. Dans la dernière scène du film,
l’avenir de la Palestine semble être entre de bonnes mains, seulement ce ne sont plus les siennes. Il regarde l’avenir avec espoir mais il sait, sans être défaitiste, qu’il n’est plus de la partie. Face à la jeunesse qui danse, libre et énergique, lui est assis, un verre à la main, il boit en souvenir d’un combat qu’il a mené un temps.