Lorsque le cinéma français quitte les beaux quartiers des centres-villes pour s’aventurer dans les banlieues, franchir le périphérique selon la formule consacrée, c’est généralement pour y traquer le quotidien désœuvré et délinquant de jeunes issus de l’immigration, soit en grande majorité des noirs et des arabes. Aussi propices à la caricature soient-elles, les zones dites sensibles ne sont néanmoins pas exclusivement peuplées d’une population trop facilement repérable et uniformisée. Atypique et inhabituelle, la figure du personnage de Franck, héros omniprésent du dernier film du réalisateur Pierre Jolivet, synthétise pourtant à la perfection une certaine idée de la déréliction, du pourrissement d’une société dont certains membres, jadis actifs et importants, sont devenus par le concours de circonstances tant hasardeuses que malencontreuses des renégats, des laissés-pour-compte. Ancien syndicaliste en première ligne qu’une fermeture d’usine mit au tapis voici dix années, Franck, la cinquantaine massive et prématurément usée, occupe à présent un emploi de veilleur de nuit pour un triste centre commercial. Anesthésié par la résignation et l’ennui, ombre fantomatique d’une existence à jamais révolue, il n’a plus que l’alcool et quelques bricolages pour ses collègues comme seul horizon. Jusqu’à ce qu’il découvre les trafics nocturnes sur son lieu de travail, trouvant du coup une nouvelle occasion de combat. Car Franck, certes mal embouché et solitaire, est d’abord un homme droit et intègre, incapable de mensonges et de dissimulations, aussi bien face à sa conseillère sociale que vis-à-vis de sa sœur cadette avec laquelle il semble partager un passé compliqué et traumatique.
C’est Olivier Gourmet qui endosse le rôle de Franck et on ne voit effectivement pas aujourd’hui un autre comédien en France (ou en Belgique) capable d’incarner aussi bien une certaine réalité sociale. Il est certainement l’acteur qu’on a le plus vu en situation d’emploi, que ce soit chez les Dardenne (du Fils à Deux jours, une nuit) ou chez de nombreux autres auteurs (Terre battue ou Grand Central pour les exemples récents). Il continue à déployer cette palette exceptionnelle où se mêlent les faiblesses de l’âme et les forces du corps, comme une sorte de Depardieu social et modeste. Franck, le personnage cabossé, qui ne se plaint jamais et essaie de rester droit dans ses bottes, vaille que vaille, est donc une sorte de antihéros solitaire et justicier, dépassé par ce qu’il voit autour de lui et ce qu’il pressent de l’avenir, y compris du sien résumé à une retraite tardive et miteuse, coincé dans une banlieue exsangue, livrée à tous les trafics, dépassé peut-être, mais terrassé et prêt à abdiquer certainement pas. Car l’homme a de la ressource et du panache, comme une énergie du désespoir comme lors de sa virée parisienne dans un restaurant de luxe, où quelques plans de la capitale suffisent à montrer le fossé désormais infranchissable, à peine large de quelques dizaines de kilomètres, creusé entre les banlieues délaissées et le centre opulent et obscène.
C’est peu de dire que Jamais de la vie est un film sombre, non seulement parce qu’il se déroule majoritairement la nuit, mais aussi parce qu’il véhicule tellement de désespérance et d’absence d’avenir, laissant augurer du pire et de l’inéluctable. Mais avant d’en arriver là et de verser dans le polar, le réalisateur plutôt rare de Ma petite entreprise aura pris le temps d’installer l’environnement professionnel, social et familial de son héros, de l’arrimer à la plus tangible des réalités, y compris face à une conseillère (Valérie Bonneton exemplaire de retenue et de modestie) confrontée elle aussi aux difficultés financières.
Même si le dernier tiers du film qui marque le basculement vers le film noir et l’action s’avère au final moins convaincant, il n’en reste pas moins que Franck constitue bel et bien une figure qui s’ancre dans les mémoires, une sorte de héraut des temps modernes pour lequel on éprouve d’instinct une grande tendresse avec la nette impression d’avoir croisé un mec bien et debout.