L’hypnose, on le sait, suppose le consentement de celui sur qui on la pratique : il en est de même pour pouvoir se laisser happer par Jauja : accepter une expérience hors-norme, un espace-temps aux lois propres et une aventure visuelle sans équivalent.
Le projet de Lisandro Alonso frappe d’emblée par sa plasticité : sur un format 1:33 aux coins arrondis, il propose une succession de tableaux d’une splendeur étourdissante. La nature contrastée de la Patagonie, des espaces scintillants, un travail sur la profondeur de champ proprement déconcertant (on a du mal à comprendre comment le cinéaste parvient à faire le point sur l’avant et l’arrière-plan simultanément) laissent sans voix, à l’égal des personnages, souvent avares de discours.
De récit, il est pourtant question, à la croisée des grandes œuvres fondatrices : l’évocation d’un Elodorado mythique et inaccessible, d’un homme qui serait devenu fou, relecture du Kurz d’Apocalypse Now et prélude à un voyage initiatique et sans clé dont les décrochages finals lorgneront du côté de la métaphysique de 2001, l’Odyssée de l’espace. Un homme part à la recherche de sa fille, dans un décor d’une sauvagerie contagieuse, où les hommes se perdent et s’entretuent discrètement, après s’être masturbés dans des trous d’eau ou faufilé dans les anfractuosités de la roche.
Jauja ne se contente pas d’être beau et de faire défiler des fulgurance visuelles ; le travail sur le temps est en osmose avec celui sur l’espace : le trajet du protagoniste est restitué avec une lenteur, souvent un plan fixe qui le laisse marcher jusqu’à disparaitre à l’horizon, rappelant la durée déraisonnable de certains plans de Béla Tarr dans Les Harmonies Werckmeister ou Gus Van Sant dans Gerry et son appréhension assez semblable de la nature. Elle s’offre dans une étendue démesurée, révélatrice de la petitesse humaine, visible à l’infini, mais inaccessible dans son omniprésence muette : souvent, des actions apparemment cruciales se déroulent dans un arrière-plan si éloigné qu’il en est à peine discernable. Ces béances rappellent celles du premier plan, où se jouent des dialogues lacunaires, écorchés par des absences de réponses, des silences aussi éloquents que ceux de la splendeur indicibles des lieux.
Accepter la lenteur, c’est s’ouvrir à une contemplation nouvelle : de celle que génère le cinéma si singulier d’Apichatpong Weerasethakul, que ce soit dans la nature luxuriante de Tropical Malady ou des échanges fantasmatiques de Cemetery of Splendour. Un état de réception décroché, au profit d’une expérience grandiose qu’il faudrait probablement vivre en salle pour lui donner sa pleine mesure. Accepter ce voyage, c’est aussi renoncer à en comprendre tous les détours. Décrochages, ruptures, mystères : nous sommes des compagnons silencieux de ce trajet, qui formule davantage de questions qu’il n’apporte de réponses, au premier rang desquelles on retiendra celle-ci : « Qu’est-ce qui fait que la vie fonctionne et continue ? » : ambitieuse métaphore de notre rapport à cet objet singulier, qui toujours fonctionne et jamais ne cesse de nous fasciner.
(8.5/10)