The Prisoner of Shark Island regroupe étonnamment beaucoup de facettes réputées de John Ford, tant du côté de ses qualités que de ses maladresses, et correspond au final assez bien au portrait (certes proche du panégyrique) qu'en faisait Bertrand Tavernier dans son livre plutôt conséquent Amis américains. C'est un personnage qui est difficile à saisir avec des grilles de lecture politiques ou morales françaises voire européennes, car il se range dans une catégorie hybride qu'on pourrait qualifier de conservateur libéral et qui transparaît de manière pas si manichéenne à travers sa conception des conflits autour de la guerre de Sécession — le cadre du film se positionne au lendemain, avec l'assassinat par John Wilkes Booth d'Abraham Lincoln lors d'une représentation théâtrale. John Ford semble partagé entre son attache idéaliste aux valeurs de démocratie et de liberté prônées par les Yankees du Nord mais également aux petites gens du Sud ségrégationniste qui luttent pour conserver leurs terres et leurs traditions. La maladresse du portrait tient, à mes yeux, essentiellement à cette façon de dépeindre ces gens, blancs ou noirs, dans une ambivalence reliant la rudesse de leur condition (y compris intellectuelle) et la spontanéité de leur générosité. Je ne suis pas intimement convaincu par ce portrait de gens montrés comme "bêtes mais gentils", pour grossir le trait.
En tous cas, il flotte sur ce film le contraste classique chez Ford, illustré ici par le hiatus entre les abolitionnistes émancipateurs des Noirs mais également vecteurs d'une agressivité et d'une injustice notables, d'une part, et d'autre part la terre sudiste berceau de l'esclavage, divisée entre le picaresque des uns et les privilèges aristocratiques des autres. De la nuance insérée au forceps, pour le dire autrement.
Mais on est en droit de suspendre son incrédulité pour épouser le destin du docteur Samuel Mudd, dont l'histoire est inspirée d'événements bien réels. Il soigne l'assassin du président en toute innocence, et se retrouve accusé de complicité, condamné à la détention à perpétuité par un tribunal militaire expéditif et envoyé sur une prison insulaire où il subira la haine et le sadisme des gardiens. Il y a dans le regard de Ford pour son personnage une forme de bienveillance naïve, qui s'étend jusqu'à la construction d'une figure et d'une trame christiques, marquées par l'injustice, la souffrance et la rédemption. Très peu d'interprétation de ma part à ce sujet, étant données les remarques répétées du tortionnaire sergent Rankin (John Carradine) le traitant de Judas pour avoir tué le saint Lincoln.
On ne peut pas dire que la dynamique rédemptrice soit d'une subtilité à toute épreuve, que ce soit dans la prévisibilité de son rôle dans la gestion d'une épidémie de fièvre jaune meurtrière, dans sa capacité à dénouer une mutinerie de la part des gardes noirs effrayés par la maladie, ou encore dans le changement drastique de comportement du sadique Rankin. Mais il est toutefois possible de se focaliser sur le versant compatissant du film, avec la célébration de l'intégrité et la question de la conscience — dans un registre pour le coup beaucoup moins lourdaud que dans Le Mouchard réalisé un an avant. On reconnaît également une volonté omniprésente chez Ford, qui passe toujours par une allégorie, celle de panser les plaies de la nation entière, ici avec comme cadre la discorde par excellence des conséquences de la guerre de Sécession.
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