Première des nombreuses collaborations à la fois amicales et orageuses entre John Ford et Darryl F. Zanuck (question ego aucun n’avaient passé son tour à la distribution! Mais chacun éprouvera une vraie estime pour l’autre) The prisoner of Shark Island développe plusieurs des thèmes chers à John Ford à partir de l’histoire authentique du combat solitaire d’un docteur sudiste condamné au bagne à perpétuité pour avoir soigné l'assassin de Lincoln et sa grâce obtenue pour avoir sauvé les pensionnaires du bagne (gardiens et prisonniers) de la fièvre jaune. En premier le récit s'appuie sur une trame biblique : l'injustice, la souffrance et la rédemption. Puis l'histoire des Etats-unis avec ce regard particulier, aussi réaliste qu’ambigu, que l'auteur portera systématiquement sur elle. Les esclavagistes avec leur côté à la fois maître et paternaliste vis-à-vis des noirs, mais aussi leur sens de l'honneur et du devoir comme l'illustre le discours du Dr Mudd (Warner Baxter) aux gardes noirs qui se sont barricadés pour ne pas porter secours aux malades (là où les analphabètes dogmatiques ne voient que du racisme au lieu d’une réalité sociale et historique). La victoire du Nord avec le triomphe de la politique sur la morale (le discours du secrétaire à la défense aux généraux de la future cour martiale) et l'irruption d'un progrès économique brutal (la scène du carpetbagger est exemplaire). Enfin la dignité des protagonistes du bagne, du héros comme des gardes, de la volte face sincère et reconnaissante de l'encadrement, de leur commandant (Harry Carey) au sergent (John Carradine excellent dans le rôle du sadique stupide, mais dont la conversion est peu crédible) lors de la scène de la lettre. Enfin la nécessité de l'action qui prime sur la loi (la scène du bateau).
S'appuyant sur une direction d'acteur qui remet chacun à sa juste place (tous les dialogues sonnent vrais) et une simplicité de la mise en scène (tout en plan fixe avec champs et contre champs dont le sommet technique est le plan de la liste placardée – champ- accompagné de celui du regard de Mrs Peggy Mudd - contre champ) héritée du cinéma muet, qui porte en elle une puissance considérable.
De l'iconisation de Lincoln en un sublime tableau voilé qui s’estompe dans l’éternité, à la fin dont le dernier plan est aussi ambigu que fort, en passant par la théâtralisation géométrique des pendaisons, Ford nous expose un point de vue à la fois réaliste et mythique. Ce film, œuvre de commande de la Fox, prouve si cela était nécessaire, que l'empreinte d'un grand artiste est telle, que la réalisation est éminemment personnelle, avec ou sans cadre imposé.