Liberté diluvienne
Tokyo 1933. Les fascistes sont en pleine chasse à l’homme, persécutant les professeurs libéraux et les élèves qui les soutiennent en manifestant pour la liberté. Yukie, jeune fille fougueuse et...
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le 20 juin 2018
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Tokyo 1933. Les fascistes sont en pleine chasse à l’homme, persécutant les professeurs libéraux et les élèves qui les soutiennent en manifestant pour la liberté. Yukie, jeune fille fougueuse et insouciante, regarde d’un œil ennuyé ces événements, préférant jouer du piano et vivre dans son monde à elle. Jusqu’à ce que ceux qu’elle aime soient emportés… S’en suivra alors une recherche profonde de rédemption.
Akira Kurosawa, pour son cinquième film en solo, nous présente d’abord ce qui s’apparente à une romance en triangle amoureux, sur fond de drame historique. Mais progressivement, l’histoire d’amour se noiera dans la fatalité des événements auxquels elle ne pourra plus échapper. Un retour à la réalité brutal et tragique.
Je ne regrette rien de ma jeunesse marque aussi l’émergence d’un style cinématographique enfin personnel pour Kurosawa. Les plans fixes sur la nature, l’organisation de l’espace et la place millimétrée de chaque personnage dans le cadre, les noirs et blancs évocateurs, ou encore les gros plans merveilleux sur les changements d’expression des visages. Le jeu sur les ombres est également très intéressant, utilisées ici à la manière des cinéastes expressionnistes quelques décennies plus tôt.
La réalisation est donc soignée, le contexte historique plus vrai que nature : on est plongé dans cette atmosphère de violences et d’endoctrinement. Les articles de presse se succèdent, les banderoles, pancartes et autres affiches de propagande fleurissent dans les rues, on multiplie les discours fédérateurs devant des foules attentives, ou au contraire on procède à des réunions de crise. Et puis on chante, on chante beaucoup, partout, à gorge déployée, que ce soit du côté des réactionnaires ou des militaires. Les nombreuses séquences de manifestations et d'émeutes sont d’un réalisme tel que l’on en vient à se demander si l’on est face à une fiction ou à de véritables images d'archive.
Mais la plus grande prouesse du film concerne son actrice, Setsuko Hara, capable d’exprimer les émotions les plus contraires, de se métamorphoser au fil des minutes pour délivrer une prestation tout en nuances, son jeu soulignant la complexité du personnage qu’elle incarne et avec qui elle fait véritablement corps. Une performance inoubliable, c’est certain, qui porte à elle seule un film déjà dense.
Je ne regrette rien de ma jeunesse se divise en deux parties bien distinctes. La première, celle de la mise en place du contexte et des personnages, l’instant zéro, qui peint avant tout le portrait de la jeune Yukie, étudiante impertinente qui rêve de liberté et qui n’a que faire des manifestations ou des persécutions. Elle préfère s’amuser de ses deux amis, Noge et Itokawa, qui lui font tous deux la cour.
Le contexte politique est pourtant grave, dramatique, il hante tous les esprits et tout le monde se sent intimement concerné. Tous, sauf Yukie, dont le désintérêt total pour les événements contraste avec l’engagement de la multitude d’hommes qui l'entourent. Ces derniers portent tous le même uniforme noir, comme pour les indifférencier, en faire une masse informe dans laquelle Yukie et sa jupe blanche viennent nager. C'est la fille contre les hommes, la douceur et la créativité contre la force et la destruction, l'émotion ineffable contre la raison qui veut tout expliquer, la fleur dansante contre les ronces tranchantes.
Sa joie de vivre, son insouciance volontaire, son éternel sourire sont autant d’échappatoires à la réalité quotidienne des autres. Le contexte politique devient pour et par elle secondaire, anecdotique. Libéralisme, « tempête réactionnaire », « Rouges », fascistes, traîtres, tortures : tous ces termes pourtant bien ancrés dans la réalité du plus grand nombre sonnent si lointains et caduques pour Yukie, qu'ils en deviennent inoffensifs, comme énucléés de leur violence évocatrice. Sa réalité à elle est bien au-delà de tout climat politique, dans des hauteurs incompréhensibles pour ceux qui la côtoient, mais d’une chaleur étonnante pour nous autres spectateurs.
Les scènes de piano cristallisent l'ambivalence permanente de ton, à la fois à l'échelle du film et à l'intérieur même du personnage : la partition est tantôt effrénée – comme le sont les manifestations violentes et meurtrières, et comme peut l'être Yukie à la poursuite de ses rêves –, et d'autres fois pleine de douceur – à l'instar de ces plans sur les champs de fleurs, sur les rizières, sur les corps endormis dans l'herbe, tout comme Yukie peut être tendre et passionnée.
Finalement, on peut interpréter ce personnage comme l'allégorie même de la liberté. Une liberté incarnée, mise en évidence sous les yeux de ces hommes en pleine révolution et prêts à tuer au nom, justement... de la liberté ! Face à la liberté de droits pour laquelle se battent ces professeurs et ces élèves, s'oppose une sorte de liberté absolue, inaliénable, qui anime la jeune fille. Mais le nœud du film se tord autour de cette question : une telle liberté est-elle réelle ? n’est-elle pas une chimère déniant le réel pour se convaincre de son propre bonheur ; bonheur égoïste ?
En ce sens, les deux prétendants de Yukie symbolisent le dilemme auquel elle est confrontée : risquer sa vie pour une cause juste qui la dépasse, ou vivre heureuse, pour elle, sans se poser de questions. Durant la première partie du film, elle se trouve clairement dans le second cas. Mais elle réalise peu à peu que la vie ne peut se prendre autant à la légère, et qu'elle implique toujours une forme de combat.
Cette prise de conscience s’amorce par l’une des plus belles scènes du film, lors d’une discussion avec son père :
Yukie : « Ce monde où nos vivons, je veux aller le voir et vérifier par moi-même ce que 'vivre' veut dire. »
Père : « La liberté, c'est le fruit d'un combat. [...] Au revers de la liberté étincelante, il y a des sacrifices à faire et des responsabilités à prendre. »
Yukie : « À vrai dire, je cherche quelque chose qui m'entraîne, corps et âme, un travail qui me passionne. »
La deuxième partie du film opère donc un profond renversement du personnage. Ayant fui Tokyo, Yukie va se réfugier à la campagne chez les parents de Noge, qu’elle a épousé entre temps mais qui est resté en ville pour se battre. Elle nourrira au fil des années le remord d'avoir laissé ses amis donner leur vie sans s'impliquer dans leur combat. Ses sourires s’effacent, son visage se ferme et se durcit, laissant place aux larmes et au chagrin. Le passage de la ville à la campagne marque donc, en même temps, le changement radical d’ambiance qui accompagne le basculement du ton du film. De romance où la légèreté est forcée pour adoucir le réel, on tombe dans un drame sombre et tragique, où cette même réalité frappe frontalement.
Sa rédemption passe alors par un « retour à la terre », qui symbolise son retour à la réalité, la réalité des autres et qu’elle veut aussi faire sienne, son entrée dans le combat contre la vie, son expérience de la souffrance physique pour étancher la douleur du deuil. Il y a là la mise en scène très intéressante de l’éternel dualisme entre « travail manuel » et « travail intellectuel » (ou artistique) : le piano est remplacé par la houe, ses doigts délicats de pianiste sont désormais calleux, marqués par le travail du sol.
Difficile alors de ne pas penser à ce qu’en disait Simone Weil, dans La Condition ouvrière : « Le travail des mains […] est gouverné par la nécessité, non par la finalité. […] Tout est intermédiaire dans cette existence, tout est moyen, la finalité ne s’y accroche nulle part. »
En effet, ici, Yukie subordonne son existence au travail des champs, et le montage participe à ce sentiment d’éternel recommencement, jour après jour, de la même labeur et des mêmes souffrances. Ayant perdu espoir dans ses amours et rêves passés, n’ayant plus aucun horizon visible, il lui faut trouver du sens autre part que dans ce qu’elle poursuivait : non plus dans la finalité, mais dans le moyen, donc. Loin des hauteurs artistiques et insouciantes de la Yukie du début du film, c’est désormais un personnage enraciné dans le réel, dans cette terre qui devient l’unique nécessité, la vie même.
Pourtant elle n’est à aucun moment désabusée. Fatiguée, usée, oui ; mais paradoxalement heureuse. Car elle est enfin sortie victorieuse de son propre combat contre la vie. Elle a trouvé une liberté à sa portée, elle a vaincu ses chimères.
La puissance du plan final est en ce sens décuplée : un plan fixe, qui voit s’éloigner un convoi sur lequel Yukie est monté, souriante, l’entraînant dans une fuite à l’horizon qui sonne comme une fuite vers une liberté enfin (re)trouvée.
Je ne regrette rien de ma jeunesse est un film passionnant, mêlant fiction et histoire dans une dialectique tragique mais humaniste. Sublimé par une réalisation léchée et déjà naturaliste, le récit nous entraîne jusqu’à nous faire ressentir chaque souffrance, chaque choix comme si notre vie en dépendait aussi. Si elle n’est pas la plus célèbre du réalisateur, malgré son succès critique éclatant à l’époque, cette œuvre marque déjà un tournant dans la filmographie du maître, tant dans l’esthétique que dans les thèmes abordés, où l’humain est toujours placé au centre d’une réflexion sur sa défaillance, sa fébrilité, mais aussi sa beauté la plus poétique.
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le 20 juin 2018
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