Empreint d’une profonde empathie, Je suis le peuple rend leur humanité à des êtres réduits, par une exposition médiatique aussi crue que biaisée, à l’état de fragments d’une masse informe, hurlante et vindicative...
Anna Roussillon est née à Beyrouth et a grandi au Caire. Au fil des années, elle s’est liée d’amitié avec Farraj, un agriculteur des environs de la ville de Louxor (située à 700 kilomètres du tumulte de la place Tahrir). Pendant 3 ans, la néo-documentariste, débarrassée de la barrière de la langue et instaurant une relation de confiance entre ses interlocuteurs et elle, a filmé de manière ponctuelle la cellule familiale et le village de l’homme. Partie pour réaliser un film sur les conséquences du tourisme de masse, elle portera, au gré de l’instabilité politique égyptienne, la voix de différents anonymes du peuple - souvent occultés, mais intrinsèquement liés à une démocratie balbutiante…
Quelles images gardons-nous du Printemps Arabe ? Celles de foules excédées, victimes malgré elles d’une iconisation perverse. Celles d’agglutinations d’individus assoiffés de liberté, dont nous saluions - avec une condescendance quasi néo-colonialiste - la hargne et la volition... Dès les premiers instants de son documentaire, Anna Roussillon brise ces repères en soulignant la légèreté, voire la familiarité des échanges qu’elle a avec ceux qu’elle filme : le village jouit, malgré sa pauvreté, d’une certaine quiétude, et ses habitants, loin d’être des monstres de révolte, ironisent, discutent, travaillent et regardent la télévision… comme tout un chacun. D’emblée, Je suis le peuple se veut immersif ; l’estime liant la documentariste à ses amis (avant d’être ses sujets) engendre une certaine liberté de ton tout en favorisant l’apparition de traits d’humour qui ponctuent l’œuvre. Construit à la mesure des déplacements d’Anna Roussillon en Egypte, le film se structure autour des évolutions politiques subséquentes au « Vendredi de la colère » ; mais plutôt que de traiter de la révolution, la documentariste examine ses conséquences et les réactions qu’elle suscite. Presque malgré elle, Anna Roussillon transcende, en adoptant ce point de vue, plusieurs aspects fondamentaux de la démocratie : l’importance de l’opinion du plus infime des individus, le poids que cette dernière peut avoir, la propension du citoyen à voir sa pensée évoluer... Et la chanson éponyme d’Oum Kalthoum, dont le titre fut l’un des slogans des révolutionnaires de la place Tahrir, de prendre tout son sens.
Aussi effacée (on ne la voit jamais) qu’omniprésente (parce qu’elle semble faire partie intégrante de la routine de Farraj, de son épouse Harajivyé, et du reste de leur famille), Anna Roussillon offre, via l’éloquence de certaines discussions qu’elle mène avec les habitants du village, une colonne vertébrale à son film. Tantôt complice, tantôt contradictrice, elle suscite certaines réactions aux méandres de la vie publique égyptienne chez des citoyens de l’arrière-pays, partagés entre indifférence et éveil de leur conscience politique. Si l’éloignement géographique et la propagande des partis émergents entraînent, pour certains d’entre eux, l’adoption d’une posture de recul, le tumulte de la capitale n’est pas sans influence sur leur existence… La documentariste capture avec minutie les débats de ces habitants pauvres de la vallée du Nil, qui rêvent tous d’un monde meilleur tout en se préoccupant, in fine, de leurs intérêts personnels. Ces éléments, couplés à la familiarité du film et à certaines remarques de Farraj au sujet de la démocratie à l'occidentale, favorisent l’implication émotionnelle du spectateur, et c’est sans doute le tour de force majeur de l’œuvre.
Monté avec maestria par Saskia Berthod, Je suis le peuple jouit d’un équilibre subtil entre intimisme et exhibitions factuelles (les deux étant liés jusque dans leur essence). Portés par une fluidité notable, les sections choisies exhortent aussi bien les joies et les peines, les espoirs et les doutes… tout en exposant, aussi discrètement qu’efficacement, les sinuosités d’une société égyptienne mortifiée. Tout se joue entre sincérité, réalisme, et postures exacerbées par le fait d’être filmé : il existe, bien qu’il soit larvé, un jeu entre cette caméra ubiquiste et l’importance de la télévision, source de joie pour la famille… Ayant conscience de la tribune qu’on leur offre, les habitants des environs de Louxor, hommes, femmes et enfants, oscillent entre excès démonstratifs et acuité de leurs réflexions. Des tableaux se dressent, la sympathie des êtres capturés crève l’écran, et une humanité profonde est communiquée par l’œuvre... Malgré quelques longueurs, Anna Roussillon livre un premier documentaire d’une délicatesse rare, et ce ne sont pas les récompenses reçues, ni l’adoubement du film par l’ACid à l’occasion de la dernière édition du festival de Cannes, qui prouveront le contraire.