Puissant !
Enfin j'ai pu voir Jeanne et je n'ai pas été déçu. Cette fois, après Jeannette, Dumont adapte la fin de Jeanne d'Arc de Péguy. Je ne sais pas s'il a coupé par rapport au texte originel, mais tout ce...
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le 16 janv. 2020
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Jeanne propose quelque chose de totalement différent par rapport à Jeannette : il ne s'agit même plus d'un film musical au sens propre du terme. C'est une sorte de grande sœur plus mature et assurée, plus froide et mélancolique. La musique électro-métal d'Igorrr s'est changée en claviers planants et violons mélodramatiques, le tout enrichi par la voix angélique de Christophe ou de coups des tambour pour rythmer les batailles. Fini les chants approximatifs des comédiens et les chorégraphies minimalistes (quoique, dans une certaine mesure, Dumont chorégraphie toujours beaucoup les mouvements de ses personnages et les inscrit avec beaucoup de rigueur dans le cadre). Jeanne n'est plus la fille spontanée, joyeusement débridé et enfantine qu'elle était auparavant dans sa Lorraine natale, elle a profondément changée depuis son départ pour les combats. Car Dumont, enchaînant les projets à une vitesse constante ces dernières années, parvient tout de même à se renouveler à chaque fois, à surprendre, à aller là où on ne l'attend pas.
Jeanne commence dans les décors de Jeannette, mais cette fois-ci, nous ne sommes plus aux environ de Domrémy-la-Pucelle, mais de Paris, Jeanne a déjà gagné Orléans, les victoires se sont accumulées sur les Anglais, mais on comprend que la défaillance approche. Avec un sens toujours aussi aiguisé des grands espaces (pré-salés et dunes), Dumont filme les évêques, seigneurs et soldats se placer dans un grand échiquier abstrait, aux antipodes des films d'époque où tout le cadre est rempli pour faire plus vrai, plus "reconstitution". Le dépouillement est toujours de mise, mais cette fois-ci il s'est comme ouvert à d'autres horizons, car les batailles sont là, dans le hors-champs, sensibles, et le monde n'est plus aussi simple et ensoleillé qu'avant. Les soldats commencent à s'essouffler, la figure de Gille de Rais est là (quel regard cet acteur !) comme un voile sur le parcours de Jeanne, et le doute grandit dans les proches de la jeune chef de guerre. Toute cette première partie où l’héroïne sent le monde lui tourner peu à peu le dos est superbe, même dans une scène aussi courte que celle avec Charles VII (joué par Luchini, parfait), tout est dit par la limpidité du texte et l'attention de Dumont pour les visages, les gestes des mains, les postures. De même, cette idée de faire une chorégraphie de chevaux directement reprise de la garde républicaine pour représenter un combat, et le tout sur fond de musique planante, est superbe d'intelligence. Le combat n'est plus qu'un ample et long défilé de corps, orchestré par une jeune femme dressée tout au centre, tout tourne et se recoupe autour d'elle. Les matières, les tissus se froissent, les armures rutilent, les chevaux battent des pieds en cadence, le sable s'envole. Que c'est grand et poétique.
Le film est tout aussi scindé en deux parties que le précédent. Aux dunes succèdent les immensités inquisitrices de la cathédrale d'Amiens, et son défilé pour le moins extra de théologiens et clercs. Fidèle à lui-même, Dumont a parfaitement choisi ses acteurs pour interpréter tout ce monde : il y a des figures vraiment formidables que l'on ne verrait jamais ailleurs, des visages sublimes, des yeux à tomber, des dictions étonnantes, déroutantes, des mains qui cherchent à se placer, et il sait toujours autant donner à ces corps une présence folle. Les films de procès, je vois difficilement quelque chose de plus chiant pour moi, c'est souvent le degré zéro de cinéma (sauf quand on s'appelle Dreyer ou Bresson, références auxquelles on pensera forcément un peu ici), mais encore une fois, dans un genre très balisé, il y a de quoi être émerveillé ou au moins troublé. Car dans ce jeu de regard incessant entre Jeanne et ses interrogateurs, se joue aussi peut-être un procès de plus grande envergure, que le texte très direct et beau nous permet d'envisager. Ces habits d'homme qui ont révolté l'Eglise, ces voix dont Jeanne ne voulait pas parler, cette obstination à sortir les Anglais hors de France, tout cela peut encore très bien faire échos, différemment. Le texte du procès, repris par Péguy dans sa pièce, est tellement ancré dans un contexte particulier, le vieux français pourrait être barbant, et pourtant tout est captivant, sous tension.
En filmant ces hommes se jugeant tout comme il jugent la pucelle, en confrontant tous les rituels de prière, les évangiles, la grandeur écrasante du lieu, si symbolique, au dénuement total de Jeanne qui se voit dépossédée de tout, sauf justement de sa foi, Dumont a parfaitement su donné corps au texte. Les voix raisonnent si bien dans ce lieu, tout paraît naturel alors que c'est totalement anachronique bien sûr, mais Dumont s'en fiche de cela, même les blockhaus qu'il affectionne tant sont ici repris pour symboliser les prisons, et il y a même une voiture qui passe à l'arrière d'un plan, et Jeanne, supposée avoir la vingtaine quand elle est jugée, n'en a ici qu'une dizaine, mais on s'en fout ! Au contraire, tous ces choix ou ces "accidents" renforcent le propos du film. Jeanne enfant est encore plus forte et admirable face à cette bande d'hommes trop accrochés aux écritures, et l'histoire du territoire qu'il filme (le Nord, toujours), Dumont l'implante là où il faut, avec intelligence dans son récit. Cela fonctionne car le réalisateur y croit tellement, les acteurs, tous, dénués de cette façon si académique de jouer, y vont avec ce qu'ils sentent, ils n'ont pas peur du ridicule, n'ont pas peur d'êtres à côtés, ils sont comme animés par une vitalité surannée, dantesque pour certains. Le film a cet esprit de sérieux effectivement, mais qu'est-ce qu'il peut être drôle aussi parfois, quand un comédien se lâche totalement dans le comique, ou quand l'écart culturel se creuse d'un coup lors d'un scène où l'on raconte comment tous les habitants sont déçus de ne voir personne brûler sur un bûcher. Le mélange des tons fonctionne très bien, même si l'ensemble est moins barré que Jeannette (personne ne dab dans un fond de plan ici), et permet de faire passer toutes ces scènes très verbeuses de procès bien plus facilement, jusqu'au final que l'on connaît tous, simple et beau à la fois dans la distance que prend soudain la caméra (on pourrait parler de dignité).
C'est un grand film émouvant, rempli de plans superbes, de regards caméra envoûtant et de moments absurdes très beaux, mais je reste pour l'instant d'avantage ému par Jeannette, car Jeanne est plus attendu malgré tout, moins "excentrique", et j'avoue que la musique de Christophe me plaît moins. Elle est très belle certes, mais je la trouve aussi un peu répétitive, beaucoup moins riche en terme de mélodies et d'arrangements (on pourra dire qu'il y a un vrai leitmotiv tout du long cela dit). Certains accords reviennent au moins quatre fois pendant le film, et font largement penser à un thème de Majora's Mask composé par Koji Kondo (suis-je le seul à remarquer cette similitude ?). Quand même, on est passé de 17 chansons uniques et géniales pour Jeannette à seulement 5, dont 2 identiques musicalement parlant ! Enfin, je fais la comparaison alors qu'elle n'a plus lieu d'être : ce film n'est plus un musical, il faut que j'en fasse le deuil. Il ne sera pas question d'apprendre les chants ou les chorés, mais bien de vivre le tout à sa juste valeur. Très hâte de voir son prochain film en tout cas, qu'il tourne en octobre.
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le 13 sept. 2019
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