Le parti-pris fondant Jeanne Dielman est, ou était, audacieux et pertinent pour impliquer le spectateur. Le film ne tient pas tant sur un discours (encore moins sur un scénario), il suit une démarche, cohérente et efficace, à défaut d'être efficiente. L'objet n'est sûrement pas médiocre, absolument pas raté, mais la séance reste aberrante. Face à une telle œuvre, indépendamment de son passif, de ses intentions ou de ses apports directs ou théoriques, il faut bien finir par régler quelques questions : Est-ce nécessaire ? Est-ce légitime ? Et surtout est-ce que ça valait le coup – de sacrifier notre temps pour les spectateurs, de consentir pour tous ceux qui auront participé à faire vivre ce film ? Dans le pire des cas, l'intégrité de cette course de fond à la vacuité significative restera indéniable.
Avec ce film massif qui lui a valu la reconnaissance internationale, Chantal Akerman se fixe sur une femme au foyer, bourgeoise, affairée toute la journée dans son appartement à Bruxelles. Rien d'autre n'est prévu au programme que les activités insipides qui font le quotidien – hormis la sortie de fin de journée, toujours à visée domestique. Il est toujours possible de trouver de l'intérêt aux plus petites choses, alors admettons que suivre cette existence ait un intérêt ; y trouver quoique ce soit de sérieusement stimulant reste improbable. C'est le défi du film, relevé de force, avec un spectateur mis au pied du mur devant l'irregardable (ou ce qui s'en rapproche) ; voilà le Salo de l'ennui et de la banalité. Il nous contraint à vivre par procuration la vie d'une femme s'exprimant au minimum, utilisant ses aptitudes à vivoter et entretenir une routine parfaitement huilée et fermée ; une femme à l'abri de toutes stimulations. On pourra attribuer la faute à la société, aux hommes, à l'ordre que ces derniers aussi subiraient, à son veuvage, à une maladie de l'esprit, ou bien à rien, sinon son caractère ou la vocation de presque tous les êtres lorsqu'ils sont pris en cage – et y sont bien nourris et entretenus, sans que rien ni personne ne vienne secouer cette léthargie (ici meublée ou déguisée).
Au départ la démarche est la plus pénible. L'action (constamment une non-action) est reproduite en temps réel ou quasiment et nous passerons des dizaines de minutes à contempler Jeanne s'occuper de ses légumes ou déplacer ses ustensiles, sans rien pour la ou nous divertir, ou rien qui ne s'allume. À la quarantième minute surgit une conversation avec son fils à propos du père. Elle se livre de façon totalement théâtrale et restrictive, à la Bresson. Comme chez l'auteur de Pickpocket la prétention à faire réel, radicalement et sans spectaculaire, tombe à plat – soit par échec ou ratage, soit car cette forme-là semble légitime. Quelque soit la motivation ou l'aspiration déclarée, le refus de se laisser emporter dans le cinéma 'normal', de ne jamais céder à de prétendues injonctions au divertissement ou à la subjectivité, domine alors effectivement la recherche de pureté pour elle-même. La forme passe devant pour dire le vrai, en ne lui permettant pas la moindre incartade, là où même le blockbuster le plus cadenassé est susceptible de laisser filtrer des bouts de 'réel' en roue-libre, non raffiné (une expression, un visage ambigu, un arrière-plan chargé de fioritures, un démenti dans les marges).
Jeanne Dielman vaut moins pour ce qu'il raconte de la condition humaine que ce qu'il transmet d'une condition humaine à un stade psychologique terminal. Il fait plutôt 'sentir' les objets et s'apprécie finalement pour ce qu'il fixe, même s'il peut exaspérer justement à cause de ce focus et tout ce qu'il implique de refuser. Par les bruits, l'ambiance au sens le plus matérialiste, Jeanne Dielman fait entrer dans un bout du monde, comme n'aurait pas su le faire un récit conventionnel. Quelqu'un qui n'a pas fréquenté une maison silencieuse de bruxellois en 1975, aura désormais accompli via le cinéma le meilleur équivalent disponible à ce jour d'une telle expérience. On se familiarise avec Jeanne Dielman, mais on entre pas en elle, on est à ses côtés, mais pas tant avec elle ; car le regard se veut objectif et car Jeanne est presque sans contenu à force de répression trop bien aboutie (et peut-être à cause de nullités personnelles). Aucun plan rapproché n'est autorisé, seulement une dose de laisser-aller lorsque Jeanne dérapera en fin de démonstration. La troisième (donc dernière) journée elle commence à s'étaler, à sortir d'elle-même ou de sa raideur, s'épanche devant une commerçante qui ne lui l'a jamais suggéré (crise de la solitaire par défaut ou conviction rigide qui n'en peut plus). Puis dans la scène précédant le drame ultime, l'irruption d'une spontanéité elle-même est froide, molle et absurde, y compris en se mettant en position d'acceptation. L'homme doit-il être le plus larvesque et invisible possible afin que le propos et l'attention sur Jeanne se maintiennent ? La réaction de Jeanne suite à l'événement imprévu est peu crédible, à la fois contre-intuitive et pas rigoureuse – même en reconnaissant ou admettant que Jeanne ne puisse répondre autrement. L'allégorie étouffe alors la fluidité du film, la crédibilité du geste, mais en sa faveur on peut trouver dans cette platitude et cette 'sous-'vraisemblance stupide la petite preuve ultime du succès d'une mise en scène atypique.
Néanmoins, tout ce qu'on peut dire ou tirer de favorable de ce film et pour ce film aurait pu être livré en trente minutes. Que de précisions inutiles pour nous faire partager et 'comprendre' sa détresse, son univers lisse, morose et immuable – ces précisions ne sont que des longueurs. Le spectateur doit comprendre (et doit être réfractaire ou envolé sinon) combien d'infimes digressions, de minuscules contrariétés, couvent une tension d'une ampleur tragique. Il va deviner qu'un plat raté peut être éprouvant – et pas pour des raisons culinaires, d'intendance ou de bonne figure. Les signes d'usure progressive de Jeanne sont la seule manifestation concrète, la seule chose qu'elle concède à notre regard – mais nous sommes trop conditionnés pour ne pas en déduire que sa mécanique s'essoufflant, elle va se perdre ou imploser, être subitement rattrapée par une énergie, secouée par une confusion ou une pression, casser son circuit – pour le raccrocher aussitôt ou s'éteindre encore plus fort, son seul recours.
Il est normal que ce film produise des effets, sidère, passionne, poursuive : il purge le spectateur de toutes ses attentes contraires, de ses jugements et repères tellement oppressants et irrespectueux pour la démarche. C'est trois heures auprès d'une femme, de lieux précis, où le ménage se fait dans un espace appauvri – tendant vers le désert. Akerman fait ce que ne font pas les autres (avec une maîtrise totale, un chef opérateur irréprochable et une photo cultivant le turquoise, bleu clair, gris, brun, renforçant la texture fade mais élégante de cet environnement serein, établi, formolant tranquillement ses résidus de vivant). Avec Jeanne elle cherche 'tout' dans son point, or les autres s'étendent, prennent de l'espace ou le créent (même pour s'acquitter d'une tension misérable, pour donner corps à des ingrédients périmés, pour amuser le moins patient ou exigeant) ; Jeanne film comme protagoniste procèdent par stéréotype systématique à leur façon (en fonction du disponible et de l'arrêté, en expulsant la volonté de toute définition de soi et du palpable, sans pouvoir instrumentaliser autrement qu'au ras des choses et des vibrations – qu'on perçoit comme le ferait un robot obtus en demande – demande dont il ne saurait être la source). Akerman ne nous invite pas à la contempler en train de peler ses patates : il s'agit d'éplucher cette vacuité, avec recul mais solidarité (le rapport est bien celui d'une personne engagée et concentrée, qui cherche à obtenir des effets et une conscience précise – faire agir ou même juger n'est pas de son ressort).
La présence d'autres films [accomplis ou géniaux] se confrontant à l'ennui, l'absence, le néant d'une existence, l'invisibilité d'une personne effacée ou zombiefiée, contribue à douter de la validité de Jeanne Dielman. Le Locataire de Polanski est aussi l'histoire d'un aliéné urbain, en train de s'éteindre auprès des autres ou dans sa vie – et de rêvasser. Lui aussi est en lutte. Mais l'extérieur vient encore se percuter à lui, en vérité comme en délire. Le personnage est trop près du loser dérangé, il ne sera jamais cet ectoplasme achevé, dont il n'y a pas ou plus rien à raconter, qui n'est au maximum qu'une misérable force d'inertie. Halloween de Carpenter propose une autre façon d'entrer dans le vide, en nous glissant aux côtés de Michael Myers, en reflétant son vide de bien, d'affect, qui lui fait voir la réalité comme une surface inerte (ou au moins indifférente) sur laquelle se greffent des nuisances ou des saletés (les humains avec leurs besoins, leurs babillages, leur impulsivité de bêtes dressées). Enfin dans L'île nue, cette aliénation est vécue sans douleur perceptible, sans risque d'un besoin d'ailleurs, de mieux, ou de se soustraire définitivement – pourtant les conditions sont difficiles. Puis bien sûr il y a Stalker où on est rendus, par tous les côtés, à poursuivre le vide et même à l'épouser, en trouvant là-dedans mieux qu'une évasion ou une révélation. À la rigueur on peut se tourner vers Rien sur Robert, film bavard et bruyant qui n'a pas tellement d'arguments, sinon son personnage principal, à l'âme mi-morte mi-aigrie et totalement récalcitrante, bien recroquevillée, hypocondriaque comme l'est un corps.
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