Si Versailles était dompté
En ces temps complexes où l’urgence souvent bien violente de l’actualité vient s’immiscer dans des œuvres supposément intemporelles, il faut faire abstraction de bien des éléments pour tenter...
le 17 mai 2023
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L'image de Maïwenn escaladant les marches dans une dévalée vers l'abîme laisse une entaille profonde dans l'esprit du spectateur un tant soit peu avisé de cet univers de faux-semblants qui s'est profilé devant ses yeux, au même titre que cet horizon qui s'étend au loin du personnage de Jeanne du Barry. Ce dernier apporte un certain degré de clairvoyance par-delà la vision vertigineuse de cet escalier arrivé à son point d'acmé crépusculaire et qui par antagonisme voile au contraire une partie de l'image. Le film est traversé par les aspirations sentimentales de son héroïne, et est composé à leur image, se laissant bouffer et étouffer par des objets de désagréments multiples, reflets d'un pan de la société façonné par de multiples articulations invisibles et opaques, aux aspérités constamment entretenues, délivrant sans cesse leur part d'ombre, à l'image de ces convenances aux vertus bien mystérieuses eût égard à leur ridicule, de ces complots aux frontières fuligineuses et ourdis dans les ténèbres d'une rivale aux yeux hagards de stupidité, probablement égarée dans un univers dont elle ne connaît rien, ou encore de ce roi, pierre angulaire d'un monde prêt à se noyer dans les travers d'un avenir imprévisible parce-que funeste, la Mort introduisant son lot de changements par son irruption, coup de grâce porté aux forces en présence d'une royauté finissante.
L'image de cette fille des rues poursuivant son ascension et paraissant presque prête à sombrer et à s'effacer derrière les marches au cours d'une dévalée qui ne nous sera jamais dévoilée prends un sens nouveau: les lendemains se profilent dans un imaginaire en clair-obscur où la nuit éternelle n'est jamais loin, l'horizon s'élève d'ailleurs par-delà un plateau à la surface arasée, l'image s'en retrouve fendue en deux suggérant certes des souterrains laissés dans l'ombre mais également la figure roide et définitive du couperet, tombant comme la sentence du Destin sur une vie vouée à des choix radicaux, tranchants, qui sèment la volupté et le désastre et mettent constamment la vie en branle. Jeanne du Barry est une ode à l'existence prise dans son mouvement incessant, une incitation à provoquer le changement, l'incertitude et leur lot de surprises et de déceptions, d'audaces et de périples, d'exaltations et de tourments.
On dit souvent que la première image et la dernière symbolisent l'esprit d'une œuvre cinématographique. Jeanne du Barry ne fait clairement pas figure d'exception. Ce peintre, qu'on ne connaîtra d'ailleurs jamais, et qui peint de dos, cristallise à lui seul tous les mystères qui entourent les hommes qui édifient Jeanne à leur image. Cette dernière a par ailleurs un de ses deux yeux voilés par une de ses mains, signe d'une offrande volontaire aux ténèbres façonnées par des esprits fuligineux et crépusculaires. Tout est ainsi signifié: Jeanne ne voit pas ces hommes, elle ne les comprendra jamais, ils resteront un mystère pour elle et sans doute aussi pour eux-mêmes, et pour cette raison, elle sera jamais à leur merci, le joug de leur tyrannie. Mais c'est ce que cette héroïne ne voit pas qui lui confère son lot de lucidités, et lui permet de mieux entrevoir une condition féminine faîte de fragilités, de constats amers, de souffrances indicibles, d'humiliations éternellement perpétuées. Et finalement, d'entrevoir le verdict d'un Destin brumeux, qui s'avance à travers cette nébuleuse de noirs secrets de l'âme, d'intérêts mis sous silence et d'opprobres à peine voilés qui s'exhalent à qui veut bien les entendre. Sans doute l'avenir appartient-il aux femmes et est-il le revers de leurs frayeurs, de leurs affres, et de la tragédie inexorable liée à leur place dans la société. Qui sait au bout du compte quelles révélations s'avancent dans ce frimas... Sans doute celui d'un Ciel crépusculaire, s'annonçant comme une symphonie de regrets, bercés par ceux-là même qui La Mort dans l'âme s'abandonnent à de funestes rencontres, emportant avec eux quelques rêves exaltés ensevelis dans leurs catacombes, déchirés en eux-mêmes et vouant un culte à d'irréels horizons.
Dans cette ode à un sacrifice qui tient son fond de troubles et de faux-semblants, Maïwenn parachève sans doute une existence ambiguë, qui interroge sans nul doute, mais qui n'est pas sans profondeur. Les défauts certes sont présents, indéniablement: ce vœu pieux de modernité n'est pas sans quelques lésions profondes, et trahis sans aucun doute l'exigence de crédibilité à plus d'un passage dans le film, où la désinvolture des échanges laisse par moment trop l'impression d'un monde qui finalement est assez souvent débarrassé de ses codes. C'est sans parler des intonations de voix de Maïwenn qui respirent par moment un peu trop la tonalité et l'esprit du XXIème siècle. Cependant ce reproche ne doit pas servir à accabler la provocation de Jeanne du Barry, scène pivot du film où il n'apparaît pas si incongrue d'imaginer le succès que pourrait porter ce symbole de désinvolture qui saurait avoir assez de piquant et d'audace pour convenir à un esprit essoré par les convenances.
Autre source d'embarras en ce qui concerne le film, cette scène du bain, qui certes nuance les accusations d'antiféminisme ou de désintérêt pour la cause féministe qui sont portées à l'encontre de Maïwenn, mais qui apparaît venir comme un cheveu sur la soupe, et manque foncièrement de réalisme tant on n'a pas senti avec assez de fermeté jusqu'alors le poids des convenances et des considérations délétères sur les femmes (en tout cas rien qui n'entrave sa désinvolture dans sa relation avec cet homme), et surtout que ne pèse jusqu'alors aucun signe anxiogène (seule l'indifférence est suggérée, pas la haine) qui aurait pu préfigurer un tel événement.
Les interprétations, positives dans l'ensemble, sont cependant inégales, certains rôles apparaissent sans doute plus caricaturaux que d'autres. Benjamin Lavernhe et surtout Johnny Depp apportent une certaine subtilité à l'ensemble et se démarquent. En ce qu'il s'agit de ce dernier, et il est d'autant plus légitime de s'y intéresser qu'il s'agit du choix polémique du film, on constate très clairement que si on est en droit de s'interroger sur les hommes qui intéressent Maïwenn, le regard qu'elle leur porte vaut bien quant à lui, point de vue tout personnel je le reconnais, une considération bienveillante. Johnny Depp incarne fort bien sous sa caméra l'ambiguïté d'un personnage tourmenté, dont l'errance se traduit jusque dans ses égarements dans les bras de multiples concubines, reflets tragique d'un homme à qui la cause de tous est acquise, et sur lequel le cœur de personne ne peut complètement régner. Personnage dont le portait est certes humain, la sincérité de son cœur est de ses affections n'est pas remis en question, mais il semble être pris au piège de conditions beaucoup plus larges et étendues, qui interdisent à ses sentiments de l'emporter sur tout, ce qui n'est sans doute pas sans lui laisser des plaies et une certaine forme de culpabilité morale pour le tourmenter. Interrogation nouvelle sans doute: doit-on sans cesse affirmer l'inhumanité des fautifs, y compris des très graves fautifs (de la gente masculine en particulier), ou ne peut-on pas concéder une complexité et un supplément d'âme qui demeure dans les cœurs d'un certain nombre d'entre eux, et qui sans doute n'interdit pas les humiliations et outrages dont ils sont capables?
Au sujet de l'interprétation de Johnny Depp, c'est surtout sa sobriété qui impressionne et même fascine, il incarne une prestance et une forme de distance, une étrangeté prédominant toute ses relations et suggérant des problématiques irrésolues, enfoncées profondément dans les souterrains de son âme. Cela ne l'empêche par ailleurs en rien d'avoir une palette d'émotions assez riche, en témoigne la dite scène de la provocation où le roi, conscient de ne pouvoir afficher outrancièrement qu'il est séduit par la désinvolture de Jeanne du Barry, s'emmure dans une expression de dureté mais tout en laissant percevoir une nuance de satisfaction et de considération à travers quelques moues contenues mais tout de même assez affichées. Son sourire est suffisamment tue pour aliéner toute velléité de scandale ou d'allusion le concernant, mais dans le même temps il s'avère assez visible pour signifier qu'il ne faudrait pas trop risquer de le contrarier en s'attachant à couvrir d'opprobres la comtesse du Barry. Par ailleurs, son jeu est à l'image de ce clair-obscur qui habite l'œuvre et hante chaque parcelle de la pellicule, teinté de mystères, avec cependant une humanité assez visible, et des sentiments brûlants dans ses orbites. Performance marquante et acte de renaissance poignant pour l'acteur.
Jeanne du Barry est donc une œuvre avec son lot d'ambiguïtés, peut-être même pourrait-on dire de contradictions. Maïwenn n'échappe pas par ailleurs à de multiples écueils, et sans doute préfèrera t-on la façon dont le film met à l'honneur une femme, sa passion pour le roi, et le roi lui-même, plutôt que les instants de vacuité, lorsque des sœurs mal élevées arrosent un enfant de commentaires risibles ou lorsque les échanges et conversations désinvoltes fusent par exemple. Le film parvient à être également poignant dans ses instants où la dignité l'emporte sur le reste et l'image de Benjamin Lavernhe éteignant une flamme dans un souffle impose un sens du respect qui rend d'autant plus outrageant les marques fardées de déférence pour s'attirer la considération du désormais roi de France, qui, ironie fatale du sort, ne les protégera plus à l'heure où la guillotine s'abattra sur sa nuque voûtée et déjà pâle pour le supplice. Maïwenn, faute de pouvoir transcender son récit, sera néanmoins parvenue à lui conférer ses lettres de noblesse, et c'est sans doute suffisant pour lui faire valoir une certaine considération.
Créée
le 25 mai 2023
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