Les splendeurs de la nature qui accueillent le retrait du monde de Jeremiah ont tout de la promesse du film d’aventure. Grands espaces offerts au conquérant, ils vont rapidement prendre le dessus sur lui et briser l’équilibre habituel. L’étendue neigeuse et inhospitalière des montagnes, ses dangers et son âpreté a tôt fait de voler la vedette à l’humble trappeur.
D’une ambition documentaire et ethnologique, sans renier l’humour dans la vision attachante qu’il donne des ermites un peu illuminés (en référence aux hippies de l’époque, qui sait ?), le film de Pollack brille d’abord par la modestie avec laquelle il distribue les cartes. Son personnage doit avant tout désapprendre, se délester pour reconquérir non la nature, mais la minuscule place qu’elle voudra bien lui accorder.
Sur ce principe, le récit va autant saborder les attendus du film classique que le personnage va devoir tout reconstruire. L’étrange famille qu’il va ainsi constituer, alliance entre la mort (l’adoption d’un survivant d’une famille massacrée) et la tradition indienne (le mariage avec Swan) déconcerte autant qu’elle intrigue. Avec lui, le spectateur construit et prend ses marques à mesure que s’érige une maison au cœur d’un environnement de moins en moins hostile.
De l’extérieur, nous ne connaissons plus rien. Quelle est l’Histoire, quelle est la guerre en cours… Et c’est avec une véritable subtilité que le récit vient rappeler à Jeremiah ses origines, l’obligeant par bonté à aider les siens et violer la terre sacrée de ses hôtes.
Le parti pris du film a depuis le début été celui du silence : dans la nature, c’est surtout avec lui qu’il faut composer. Redford, d’un mutisme habité, pose avec Pollack un regard admiratif et d’une sagesse croissante sur le monde qui l’accueille. Mais la sérénité à laquelle il aspire a tout d’une utopie. De la même façon que le solipsisme ne fonctionnait pas dans Into the Wild, l’équilibre de la nature repose aussi sur l’affrontement et la violence. La valse de mort qui clôt le film, à la fois brutale et détachée, car traitée sur le mode du sommaire, achève la métamorphose de l’homme en animal, les sens aux aguets, faisant sienne des lois dénuées de tout sentimentalisme. Car l’originalité de ce parcours réside dans cette position résolument ambivalente : notre émotion et l’endurcissement croissant du protagoniste d’autant plus fascinant qu’il n’est pas condamnable, mais légitime et en accord avec le milieu dans lequel il il se fond.
Débarrassé de tous les écueils de la fable écologique, pudique dans son approche de la famille et de l’amour, Jeremiah Johnson est un grand film qui tente d’approcher et de définir le statut du sage. Il en reste un monument funéraire construit de son vivant par ses ennemis, témoin d’une admiration et d’une seule réussite : celle d’avoir réellement fusionné avec une nature qui l’accepte désormais comme sien.