"Je suis comme ce lapin qu'on voit à la télé. Je ne m'arrête jamais."
Une silhouette fine et élégante se profile dans les coursives de la Warner. C’est un habitué des lieux depuis plus d’une quarantaine d’années. Présence iconique et bienveillante, le vieux bonhomme est constamment occupé. « L’homme de Malpaso », comme on aime parfois le surnommer, c’est évidemment Clint Eastwood, 84 ans, qui revient en 2014 fort d’un film complexe et avant tout testamentaire, Jersey Boys.
Pourquoi complexe ? Pourquoi testamentaire ? Si plus haut j’évoque la Warner ou encore Malpaso, ça n’est pas anodin. A travers l’histoire des Four Seasons, adaptant la comédie musicale en étant inspirée, Eastwood parvient à narrer sa propre expérience, son parcours dans le Cinéma et rend un bel hommage à ses amis et à ses mentors. Aussi paradoxal cela puisse-t-il être, Jersey Boys est peut-être le métrage le moins accessible de son auteur. Car si Gran Torino marquait, tel L’Homme qui tua Liberty Valance, la fin des « héros », la fin du personnage Eastwoodien, ce dernier film parle tout simplement de l’homme qui se cache derrière.
La nature ambigüe du film se manifeste très vite, dès cette ouverture diablement bien rythmée par December ’63 suivie d’un mouvement de grue où un des Four Seasons, Tommy DeVito, s’adresse directement à la caméra. Clint Eastwood y évoque son ami Martin Scorsese, premier sur la liste des hommages rendus par le film. Et pourtant, malgré ces hommages ou certaines figures de style plus punchy qu’à l’accoutumée, Jersey Boys reste profondément Eastwoodien : un film posé, porté par la puissance des cadres d’un cinéaste classique. Le metteur en scène d’Impitoyable ne se laisse jamais submerger par ses références, son œuvre reste profondément marquée par un sceau reconnaissable entre mille. Dans la continuité des mêmes influences, le premier segment du film fait écho aux Affranchis de notre ami Marty. On y décrit les douteuses pérégrinations de jeunes artistes pour subvenir à leurs besoins. A nouveau, une élégante façon pour Eastwood d’aborder un chapitre de sa vie à travers le prisme de sincères références, qui trouve par ailleurs un paroxysme dans la présence d’un personnage singulier : Joe Pesci.
Une fois le succès lancé, les choses sérieuses commencent. A travers la relation entre les Four Seasons et leur producteur, Clint décrit ses débuts (et de manière générale, à plus d’une reprise, Jersey Boys trouve des échos par rapport à Un frisson dans la nuit, son premier film) mais également sa relation unique avec la Warner entre les années 70 et 90 : un film pour eux, un film pour moi. Néanmoins, tout le rapport autobiographique est esquissé avec discrétion dans le sous-texte du récit, d’où l’éventuel « manque d’accessibilité » du film. Car si l’on y va avant tout pour regarder un biopic sur des stars de la musique, la déception est susceptible de pointer le bout de son nez.
Contrairement à des films comme Cloclo, la virtuosité de Jersey Boys se dessine beaucoup plus discrètement derrière une structure évidemment très classique. Le parallèle n’est toutefois pas hasardeux, Eastwood s’inspirant également du film de Florent-Emilio Siri le temps de quelques plans. On imagine au passage aisément un Siri tel Claude François écoutant pour la première fois la reprise de Comme d’habitude par Sinatra.
Jersey Boys n’en demeure pas pour autant un film chiant et faiblard sur la forme. Une fois de plus, Eastwood rempile avec Tom Stern à la photographie, à la différence que cette fois-ci, il s’agit de leur première production en numérique. Si la fascinante direction photographie de J. Edgar flirtait parfois avec le noir et blanc, on retrouve ici des teintes colorées tout en gardant ce ton profondément désaturé. La patte visuelle du film est absolument unique et permet à Eastwood de faire pleinement profiter au spectateur son univers.
Pour peu que l’on soit amateur de la musique en question, on prend donc volontiers plaisir à s’installer confortablement devant certains concerts des Four Seasons, dans ces salles aux tons boisés et à l’air enfumé. C’en devient presque sensoriel, renouant par ailleurs avec certaines ambiances de Honkytonk Man, film mettant également en scène de la musique (qui, on en profitera pour le rappeler, est une thématique chère à son auteur). Et ce d’autant plus que le film bénéficie d’une direction d’acteurs soignée, toute en finesse Eastwoodienne, avec un casting ponctué çà et là de figures très appréciables, provenant par exemple de Boardwalk Empire.
On retrouve, par ailleurs, bien des marques de fabrique du metteur en scène, s’entourant toujours au montage de Joel Cox. Cher à sa nature de cinéaste du mélo-dramatique, Eastwood joue toujours sur ses compositions emmenées notamment par quelques notes de piano. Moins qu’à l’accoutumée, certes, mais avec suffisamment de ponctualité pour que l’émotion, sous une forme très simple, soit transmise.
Passé la moitié du métrage, qui témoigne par ailleurs d’une baisse de rythme, on s’interroge tout de même sur la finalité de l’œuvre. C’est dans le dernier quart que tout le caractère essentiel du film se dégage et que l’aspect autobiographique est d’autant plus validé : il y a un peu de chaque Four Seasons dans Clint Eastwood, mais surtout beaucoup de Frankie Valli. « Pourquoi je fais de la musique ? », déclare-t-il, « Pour rentrer chez moi ». Difficile de faire plus évocateur. On se remémore même quelques répliques de Bronco Billy où Eastwood y explique pourquoi il se donne le rôle d’un cow-boy de foire alors qu’il a grandi en ville et n’a jamais vu la campagne. Parce qu’on se sent bien ainsi ; une autre manière de « rentrer chez soi ». La sincérité avec laquelle est apposée toute la dernière partie du film fait mouche : c’est toujours un moment unique et privilégié lorsqu’un auteur souffle au coin de l’oreille pourquoi il fait du Cinéma. A nouveau on repense à Martin Scorsese qui, dans ses deux derniers films, Hugo Cabret et Le Loup de Wall Street, se confiait aussi à son spectateur le temps de quelques répliques.
Le temps d’un épilogue musical, Eastwood offre un dernier présent à ses spectateurs, un ultime hommage au genre qu’il voulait définitivement aborder, la comédie musicale. On y entrevoit évidemment un hommage à un des patrons du genre, Stanley Donen et l’on est subjugué par la générosité de l’ensemble. On regrettera simplement que Christopher Walken n’en profite pas plus pour nous faire profiter davantage de ses dons en danse.
Malgré ses lourdeurs, ses aléas de rythme ou encore diverses imperfections et maladresses, la sincérité résolument directe de Jersey Boys confie au film une grandeur attendrissante qui marque le spectateur longtemps après le visionnage. On repense, non sans émotion, à ce témoignage d’un dinosaure du Cinéma, probablement l’un des derniers même si cela fait du mal à admettre. Raison d’autant plus importante pour en profiter et écouter ce vieux monsieur qui nous raconte une belle histoire.