Archétype du cinéma américain, le genre du Biopic a servi de vitrine à une société capitaliste utopiste où l’argent se place (naïvement) seulement du côté du talent. En symbole de la réussite du self-made-man, ces magistra vitae apportaient le lien manquant entre l’optimiste fantasme du rêve américain pour le spectateur et sa possible réalisation illustrée par le sujet. Cependant, les stigmates de la crise marquent une nécessité de s’approprier différemment ces destins hors-normes en les détachant, consciencieusement, de la quête prophétique du happy-end si chère aux spectateurs américains tentant d’oublier la désagrégation de leur société et de ses symboles. Ainsi après le délitement affectif de Liberace (Soderbergh), le pathétique récit en miroir de Lovelace (Epstein) et la froide névrose de Llewyn Davis (Coen), c’est Clint Eastwood qui se penche sur l’envers d’un destin « à l’américaine » : celui du mythique groupe des Four Seasons.
Le Pape du « faits réels » continue ainsi la déstructuration du modèle narratif du Biopic, centré sur l’accomplissement, qu’il avait entrepris avec l’ultra-académique J. Edgar. Eastwood focalise son récit, comme le musical qu’il adapte, non pas sur l’ascension fulgurante du groupe mais sur les ressentiments de ces membres. Œuvre intimiste, Jersey Boys devient une sorte de confession touchante que le réalisateur rend palpable par les apartés des personnages s’adressant directement aux spectateurs pour raconter leur histoire sans intermédiaire. Se dégage alors une double musicalité : celle enjouée de la réussite du groupe (ponctuée de leur propre musique à travers des scènes sans faute de concerts ou d’enregistrements) ; et celle maussade, tel un requiem, des êtres qui souffrent justement de cette réussite à travers la dislocation d’un groupe en perdition, l’isolement familial ou affectif. De ce dualisme discret – puisque seulement suggérer – émane une atmosphère nostalgique de la période pré-succès où le bonheur résidait encore dans la construction d’un foyer, et donc d’une identité. Jersey Boys dresse le portrait de techniciens, indubitablement doués, réussissant par l’amour du travail bien fait mais n’étant pas prédestinés à être des stars.
D’une fluidité déconcertante et d’une perfection plastique, Jersey Boys ne souffrirait-il pas d’être trop lisse ? Le cas Eastwood est problématique dans l’approche que je pourrais avoir d’un bon réalisateur. Le vétéran (84 ans) est progressivement devenu la représentation même du classicisme, et donc de l’école des Oscars qui l’a déjà adoubé à deux reprises (Impitoyable en 1993, Million Dollar Baby en 2005). Il prône une mise en scène sans grandiloquence mais qui se révèlent finalement au plus proche de son sujet. Clint Eastwood ne cherche pas à faire du réalisateur un artificier en soi mais plutôt un serviteur d’un scénario (pièce angulaire de ses œuvres) porté par des acteurs toujours justes (ici, ce sont les comédiens du musical qui reprennent brillamment leur rôle). Prêchant une sorte de réalisme au sein d’un cinéma « miroir du monde », la caméra d’Eastwood évolue pourtant au contact de la musique des Four Seasons en privilégiant des longs travellings dans les rues reconstituées du New Jersey des années 1950/60 avant de se confiner progressivement dans des lieux clos. Il apporte à son cinéma un mouvement qui fait du réalisateur, ici, une entité particulière – une sorte de confident qui absorbe les apartés confessionnels de ses protagonistes.
Jamais véritablement audacieux, mais jamais dans l’erreur, que pouvons-nous réellement reprocher au plus américain des réalisateurs ? Jersey Boys est certes une œuvre assez mineure dans la filmographie d’Eastwood, mais elle reste une goûteuse balade musical, et une douce critique du star-system américain.