Les grands auteurs se reconnaissent à deux choses : la première, c’est qu’ils ont crée un univers qui leur est totalement propre, cohérent, novateur et qu’on retrouve avec plaisir au fil d’une carrière.
La deuxième, c’est la capacité à s’échapper de cet univers pour en explorer d’autres.
C’est clairement ce que fait Desplechin pour son nouvel opus, comme il l’avait fait avec Esther Kahn. A la France succède l’Amérique des années 40, et aux névroses spontanées et flamboyantes une étude clinique et posée, une analyse unique et intégrale.

Le film est un programme, adapté du livre du médecin lui-même qui restituait les sessions avec son patient. De ce point de vue, l’approche méthodique, voire didactique, est assumée, et contraint le récit à des échanges dans des milieux clos, une grande part de dialogues et peu d’écarts de tension. Ce n’est pas le propos ici, et les deux acteurs jouent à fond cette intériorité, celle de l’accoucheur un brin excentrique Amalric, et celle du géant blessé Del Toro. Leur duo, volontairement bancal, fonctionne à merveille et occasionne des échanges d’une grande intensité.
Un élément, néanmoins, étonne profondément, et ce dès la première séquence : la musique. Etonnamment conventionnelle, musique typique de film américain, elle souligne grossièrement les émotions du récit, sans aucune subtilité, et semble vraiment avoir été ajoutée par des producteurs insensibles au travail du réalisateur. Un véritable gâchis.
Mais le film prend aussi une part de son sens par les thèmes secondaires qu’il aborde. En toile de fond, toute une thématique de l’étrangeté, de la nation et de l’identité se dessine. Aucun des protagonistes n’est américain, et l’on parle toujours avec un accent, on bute sur les mots. Les deux protagonistes ont plusieurs noms, celui de leurs origines et celui d’un état civil réactualisé, en signe d’insertion. A ce titre, l’idylle du médecin avec sa compagne de passage, anglaise et sur le point de regagner Paris pour y retrouver son mari, est symptomatique. L’Amérique est ici le continent des exclus, et pas seulement des réfugiés. Car à la Shoah, évoquée rapidement pour le médecin juif, répond bien entendu le massacre des indiens, nation décapitée et qu’on étudie, en ethnologue, comme on le ferait d’une population ancestrale.
Dessiner l’individu citoyen comme réceptacle des bouleversements de l’histoire, portant dans sa chair la souffrance de générations entière est à la fois une réécriture de la tragédie et la possibilité de s’en délivrer par le biais de l’analyse, qui sut apporter sur elle un éclairage nouveau.
En découle un film étrangement apaisé pour Desplechin, assez mélancolique, austère et rigoureux, mais non dénué de cette puissante exploration de l’humain qu’il opère depuis ses débuts.

Anecdote : lors d’une scène, Amalric se met au piano et joue pendant dix secondes un air que j’ai reconnu, et qui m’a troublé pour un film censé se passer dans les années 40. J’ai passé une bonne partie de la suite du film à chercher d’où provenait cette mélodie, qui m’obsédait littéralement. J’ai fini par trouver. C’est Sting, le dernier morceau de Nothing Like The Sun, « The secret Marriage », qui est donc écrit sur la musique de l’autrichien Hanns Eisler, compositeur de ces années-là, et double de Devereux, à savoir un européen semi-juif réfugié aux Etats-Unis.
Sergent_Pepper
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le 9 oct. 2013

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