Des photos de tournage en pagaille, une attente commune qui monte, un Lion d’or à la Mostra de Venise, des critiques dithyrambiques. Joker, c’est ce raz de marée qui a grandi peu à peu, arrivant de loin à l’horizon pour tout emporter sur son passage à son arrivée. Et il suffisait d’aller à l’UGC des Halles pendant ses premiers jours au cinéma pour voir ce raz de marée se matérialiser. C’est le film dont tout le monde parle actuellement, mais qu’en est-il ?


Une parenthèse sombre dans un monde de paillettes


Joker était annoncé comme tel : la descente aux Enfers d’un homme trahi et détruit par la société et par le monde qui l’entoure. C’est d’ailleurs ce qui l’avait fait réévaluer mon attente vis-à-vis du film, espérant voir ainsi une histoire à part entière, capable de s’affranchir le plus possible de toute la mythologie qui l’entoure. Les films de super-héros et consorts dominent les débats depuis une bonne dizaine d’années, trustant les cimes du box office, attirant un public très large, pour imposer des standards dans lesquels ils finissent fatalement par s’embourber eux-mêmes. Joker restant indissociable de Batman, il était difficile de réellement s’éloigner de ce cadre. C’était notamment le cas de la trilogie du Dark Knight de Nolan, qui avait pour avantage d’être principalement sortie avant cette hégémonie super-héroïque pour suivre ses propres codes.


Mais c’est aussi le cas de Joker, qui vient offrir une parenthèse sombre dans un cinéma hollywoodien bien trop souvent renfermé dans son monde de paillettes. Joker est un film négatif, dans le sens où l’espoir y est quasiment absent, et que chaque petite lueur est rapidement éteinte. Le personnage d’Arthur Fleck, à peine relevé de la dernière épreuve, est aussitôt remis à terre, pour montrer sa fragilité, mais pour aussi montrer toute l’horreur et la cruauté du monde qui l’entoure. Fleck est le réceptacle de tous ces maux et de toutes ces souffrances, catalysant celles du spectateur pour solliciter son empathie et réveiller son indignation.


La face cachée de la société du spectacle


Arthur Fleck n’est qu’un homme parmi tant d’autres qui cherche à réussir dans la vie, à trouver le succès dans ce qui lui plaît, et à obtenir la reconnaissance de ses pairs, qui ne le lui ont encore jamais accordée. Son créneau, c’est l’humour. Il rêve d’écrire son propre stand-up pour se produire devant le public, tout en passant ses soirées à regarder les émissions de son idole Murray Franklin (Robert de Niro). Le rire, maladif chez lui, doit aussi être un exutoire, un moyen de communiquer avec cette foule qui l’ignore, voire qui le méprise. Mais cette communication est impossible, comme en témoigne, entre autres, la scène du stand-up.


Il se donne en spectacle, pour et malgré lui. Il est pointé du doigt, frappé, moqué, humilié. Le spectacle, la célébrité et la reconnaissance font rêver et, pourtant, la route qui mène à tous ces objectifs est semée d’embûches. Le rôle du personnage de Murray Franklin et son influence sur le public sont d’ailleurs des éléments centraux de cet axe de réflexion proposé par Joker. Le public veut du spectacle, il s’en abreuve, pour s’extirper de son propre quotidien et de ses problèmes. Fleck fait partie de ceux qui apprécient ce spectacle offert par Franklin, ces jeux de rôles et d’apparence, mais sa naïveté ne lui font pas aborder les choses de la même manière que les autres. Et c’est ici que Joker réussit à être intéressant, dans la mesure où il s’annonce comme un film à spectacle de par son statut de film hollywoodien à gros budget, mais il n’hésite pas à dénoncer cette même culture du spectacle, et ses effets destructeurs.


La violence comme ultime moyen de communication


Joker ne parle pas que du monde du spectacle et de la place de ce dernier dans la société, il cherche également à offrir une vision plus globale de la société, à travers le prisme du spectacle, justement, mais aussi de l’humour, et de la violence latente qui l’habite. Alors que, comme dit précédemment, Arthur Fleck est prisonnier de ses troubles mentaux qui l’empêchent d’interagir normalement avec une société qui le rejette pour ses différences, les moyens de se faire entendre et, surtout, écouter, sont bien peu nombreux. A force de brimades et d’incompréhension, Fleck n’a plus qu’un recours : la violence.


Cette violence, physique et psychologique, est omniprésente dans Joker. Le film fait de Fleck la victime de cette violence, pour qu’il finisse par se l’approprier, et en devenir lui-même l’incarnation. La scène du métro représente le tournant de ce processus qui scelle la transformation d’Arthur Fleck en Joker. Elle fait de lui un symbole, une figure que s’approprie le mouvement de contestation qui grandit à Gotham, qui s’apprête à se transformer en véritable mouvement populaire. A l’image des gangsters dans les années 20 et 30, le Joker devient une source de fascination, un personnage dangereux servant cependant d’icône pour ceux qui veulent renverser le système. Dans toute cette cacophonie, et avec tant de tension, la violence devient le seul moyen d’expression qui reste, comme une sorte de retour aux origines.


La question de l’humour


Le « Joker » est celui qui fait rire, et c’est pour cette raison que l’humour tient une place très importante dans le film. Pas dans le sens où le film est drôle, mais plutôt dans le sens où il essaie aussi de proposer une certaine réflexion sur la place de l’humour dans la société. C’est ce qui a valu à ce Joker d’être considéré comme assez réactionnaire, notamment suite à certains propos tenus par Todd Phillips sur le fait que l’on ne peut plus rire comme on veut de ce qu’on veut, car certains ont décidé que c’était désormais interdit. C’est d’ailleurs un message relayé de manière assez explicite dans le film.


Le but ne sera pas, ici, de chercher à évaluer la teneur du film sur ce point, et à le considérer comme réactionnaire ou non. Là où il est intéressant, sur ce point, c’est dans sa capacité à jouer avec le spectateur. Certains détails, certaines situations, certains éléments de récit, visent à nous confronter à notre propre considération des choses, et à faire l’expérience directe de notre rapport aux messages véhiculés par le film.


Par exemple, dans la scène où les deux anciens collègues de Fleck lui rendent visite, ce dernier se venge sur l’un d’entre eux en le tuant. L’autre, atteint de nanisme, est épargné par Fleck qui, naturellement, le terrorise. La situation a un côté certes grotesque, mais crée un véritable moment de tension. Or, lors de cette scène, le public s’est mis à rire alors que, pourtant, la situation n’est pas drôle. Ces rires trouvent un écho, plus tard, dans ceux que l’on entend lors de l’émission en direct de Murray Franklin, où le public rit alors qu’il ne devrait pas rire.


C’est donc là le film nous questionne, à savoir comment se comporter et agir dans une société qui cherche toujours à nous dire qui aimer, qui détester, à quoi peut-on rire, à quoi ne peut-on pas rire… Alors on rit quand même, mais est-ce drôle ?


Des qualités, de l’intérêt, mais pas un chef d’oeuvre


Joker a des qualités, c’est indéniable. On ne peut lui faire beaucoup de reproches en matières de mise en scène, et encore moins sur la performance de Joaquin Phoenix qui file droit vers la conquête de l’Oscar du meilleur acteur dans quelques mois. C’est un film qui a pour principal intérêt d’être capable d’être grand public tout en restant grave et sombre, ce qui est trop peu commun de nous jours, où les producteurs considèrent qu’il faut systématiquement un happy ending pour que le public soit satisfait. Or, ce n’est pas le cas, et on le sait d’emblée en allant voir le Joker. Les foules qui se pressent pour aller le voir, présageant un beau carton au box-office, le prouvent en partie. Le « en partie » fait bien entendu référence au fait que le film partait gagnant d’emblée grâce au fait qu’il parle d’un personnage déjà très célèbre et très apprécié du grand public, ce qui fait que l’on peut garder quelques réserves quant au succès de tels films sans la présence d’un tel personnage.


Car si Joker a le mérite d’être capable d’être dans son époque, à traiter de sujets d’actualité, à cerner des choses intéressantes sur la psychologie humaine, il n’est pas non plus le grand film, voire le chef d’oeuvre que certains décrivent. En étant parfois trop explicite, peu subtil par moments, il n’esquive pas les écueils de ces films « grand public » qui semblent sous-estimer la capacité des spectateurs à comprendre par eux-même, ce qui est assez regrettable. J’ai lu quelqu’un qui disait qu’il aurait adoré ce film s’il était adolescent, et cela résume plutôt bien mon impression sur Joker. C’est un film énervé, en colère, qui évacue et assouvit nos propres pulsions, mais qui se retrouve quelque part emprisonné par elles. On pourrait le mettre dans la lignée d’un Fight Club, mais ce dernier reste plus subtil et plus profond. Néanmoins, il est intéressant de voir un tel film obtenir un tel rayonnement et bénéficier de tels moyens, même s’il y a fort à parier que, sans l’image du Joker, cela aurait été une toute autre histoire. Un petit coup de pied dans la fourmilière qui fait du bien, qui ne prend pas ses spectateurs pour des idiots, et qui, contrairement à beaucoup de ses pairs, va pouvoir continuer à évoluer dans la conscience commune.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

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le 14 oct. 2019

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