Toujours provocateur, mais c’est un grand moqueur, Todd Phillips a longtemps fait trempette dans le buddy-movie hystérique et déjanté. Mais passé le cap du « Very Bad Trip », il a réussi a apporté plus de nuances avec « War Dogs ». Comme quoi il n’est jamais trop tard pour se laisser vieillir, tout en exploitant la maturité qui nous reste. Et c’est pourtant avec un Lion d’Or et bien d’autres promesses comme engagement et garanti de sa bonne foi. Ce dernier trip pouvait aisément tomber dans l’oubli et dans la surenchère. « Suicide Squad » le prouve, entre autres. Mais le réalisateur, accompagné de Scott Silver, à l’écriture nous réinvente un mythe de la pop culture, sans ces montagnes d’effets visuels qui empoisonne la véritable beauté derrière le discours d’un personnage ou bien de son environnement. Imprégné d’enjeux politiques, sous une grande influence scorsesienne (Taxi Driver, La Valse des Pantins, Raging Bull), certains pourraient rapidement lâcher l’affaire.
Loin de la confrontation titanesque avec sa némésis homme chauve-souris, Phillips préfère nous emmener dans le fond d’un Gotham, saisi par le feu, le sang et la solitude, afin de retracer l’origin story de l’un des antagonistes les plus complexe, mais attirant de l’histoire du cinéma. Indépendant de la timeline des DC Comics, on se raccorde peu avec l’univers de l’anti-héros. On ne fait qu’exploiter sa licence pour en faire un film virtuose et honnête. Plus besoin de fibre épique pour séduire, il suffit de laisser les sentiments s’exprimer par eux-mêmes. Joaquin Phoenix campe ainsi un Arthur Fleck, rongé par le dégoût de vivre, vivre dans les pas des autres et des plus « grands ». Martyrisé psychologiquement et physiquement, il représente le clown ou le pantin d’une société agressive. On insiste alors sur la trajectoire d’Arthur, que ce soit dans sa descente aux enfers ou encore avec le cadrage symbolisant sa lutte contre sa souffrance et sa folie.
Et les symboles, tout comme les métaphores lyriques, ne manquent pas. La référence directe à « Les Temps Modernes » résonne comme un sentiment de supériorité et d’hypocrisie non assumé par les habitants aisés et insouciants de la colère qui les entoure. Ils sont sourds, malhonnêtes, rendant ainsi leurs opposants très hostiles et provocateurs. Le personnage de Murray Franklin, animateur d’un TV Show et ironiquement interprété par Robert De Niro, est comme le porte-parole qui répand et conditionne la souffrance. Arthur tente de sortir de ce traumatisme, jusqu’à se libérer pleinement, en acceptant son handicap comme une force. Se force à être heureux est un poison, les actes comptent. Mais le Joker est loin d’être une figure héroïque, malgré un parcours semé d’empathie. Nous en acceptons la logique derrière l’évolution du futur prince du crime, mais jamais il n’est question de partager sa démarche, violente et crue. Ce film n’est qu’un état des lieux d’une réalité que l’on met trop souvent de côté, au risque de secouer un essaim de polémiques et de peines.
« Joker » invite ainsi à la révolte sous différents angles. D’une part, elle entretient un message politique fortement d’actualité, comme quoi le chaos finira par naître des cendres et du sang. Mais il faut également reconnaître qu’il incite les grands studios à proposer plus d’audace et de nuances, au lieu de bluffer la foule avec un masque muet et bruyant. Phoenix porte magnifiquement l’étendard du raté en voie d’éclosion, mais qui ne constitue qu’une pièce parmi le domino de rage qui se dessine peu à peu. Son personnage se veut complexe et bourrer d’illusions, cela dans l’unique but de forcer un second regard sur un rapport de force qui n’est pas près de changer, mais qui au fond aura déjà taclé bien des tendances philosophiques Hollywoodienne.