De vieilles légendes racontent que le Clown, au-delà de son aspect gaffeur, lourdaud et ridicule personnifie l'homme triste qui préfère réfugier son mal-être derrière le rempart d'un sourire plutôt que d'en souffrir abondamment.
À travers ce motto : « Rire au lieu de pleurer », Joker met en scène une œuvre psycho-sociale où Arthur Fleck noie son désespoir derrière ses ambitions d'humoriste et encaisse sans broncher les sévices les plus inhumains. Raisonnablement donc, il ne s'agit pas d'un film sur un super-héros, mais sur la métamorphose psychologique d'un anti-héros devenu monstre.
Joaquin Phoenix, qu'on ne présente plus, au sommet de son art avec une performance magistrale, incarne dignement l'homme au costume d'Arlequin, avec des efforts pharamineux déployés autant dans l'aspect physique du personnage (une maigreur à en faire pâlir), que sur la trame psychique où il peut pleinement déployer l'envergure de son jeu d'acteur avec une aptitude exceptionnelle à reproduire les rires prodromiques.
Le premier axe du film est donc centré sur l'évolution jusqu'au climax de l'horreur de la situation personnelle d'Arthur Fleck, habité par une solitude abyssale et la souffrance permanente d'une vie qui n'a plus de sens. L'oeuvre se construit avec lenteur et se calque sur le métronome des pas d'Arthur qui au milieu de Gotham ne représente plus qu'un détritus de plus au milieu de ce paysage ultra-violent, jonché d'un amoncellement de déchets. Ainsi faisant, Todd Philips nous met en lumière la vérité cruelle, assassine, celle des invisibles torturés, pour lesquels chaque tentative de rapprochement avec le monde réel est vouée à l'échec.
On pourrait douter du fracas de cet impitoyable désastre qui vient constituer la totalité de l'identité et de la condition d'Arthur, mais les graines d'espoir semées par le réalisateur : cette fascination lancinante pour le monde du show-biz, pour lequel il arbore un sourire éclatant, et les sentiers désavoués d'un amour impossible ne font qu'amplifier la psychose délirante du protagoniste.
Le vent soufflera et chacun espère que son heure viendra : l'heure de ces crimes impunis. Dernier métro, pas de flics ni de juge, plus d'appareillage coercitif pour faire entendre raison. Les décibels d'un rire incontrôlable et c'est la Loi qui s'abat, la seule et l'unique, la loi d'avant les lois : celle du prédateur et de sa proie. Ainsi découvre-t-on la violence comme praxis libératrice, celle des démons qui n'ont pu continuer à torturer davantage un cœur déjà éteint. La bête était là, tapie, et prête à bondir.
L'éclairage de la raison d'Arthur se fait avec la même intensité que le déchaînement exponentiel de cette pulsion destructrice. Il ne faut plus oublier de rire, il ne faut seulement plus rire. L'écho de ce déséquilibre moral est montré en spectacle par le changement drastique qui s'opère dans les rues de Gotham, les émeutes comme réveil de la piétaille qui réclame l'envoi des riches au purgatoire.
Arthur n'est plus, et c'est le Joker, ironiquement souligné par « Murray », emblématique présentateur de show, qui prend sa place. La ruse ne prend plus, ça crie vengeance. L'inhibition de la violence tourne : mauvais vin et destruction. Le problème demeure sûrement dans le fait qu'Il réclame sa victime avec entêtement. Avec une emphase déroutante, la pantomime du Joker pleine de grâce offre une renaissance tout en couleurs qui contraste avec la noirceur d'Arthur le menant tout droit à l'objet de tous ses désirs : Être Vu... et reconnu pour la première fois de sa vie. Avoir de l'attention tout simplement. Partagée par la foule arborant la même figure pâle et les mêmes couleurs mélancoliques du masque de la vengeance.
La bulle éclatera à l'écran, et aura la saveur attendue : celle de l'homme devenu Monstre, pantin désarticulé, incarnant au travers d'une danse macabre la revanche chaotique des évincés qui embrasent l'image d'une ville qui les avait laissé volontairement de côté.