Le moins que l’on puisse dire, c’est que le projet Joker partait sur de mauvaises bases, en tout cas sur un mauvais a priori. Un réalisateur lambda dont le seul fait d’armes est une comédie poussive qui doit surtout à son trio d’interprètes (Very bad trip) et qu’il était difficile d’imaginer à la tête d’une œuvre si ambitieuse ; une espèce d’énième reboot d’un personnage éminemment culte dont on pensait, suite à la prestation (très) contestée de Jared Leto dans Suicide squad (que, personnellement, j’ai trouvé réussie dans son genre) qu’il était temps de laisser un peu tranquille ; un acteur certes caméléon et charismatique à mort, mais qu’on voyait mal s’emparer d’un tel rôle déjà exploré en long, en large et en travers ; et puis passer après Jack Nicholson et Heath Ledger, à quoi bon ?
Il ne s’agit plus cette fois de vouloir éliminer Batman ou de s’emparer de Gotham City en régnant sur le crime organisé. Non, le film vise clairement autre chose, prenant le parti de se détacher de tout ce qui a été fait et plus ou moins établi autour du Joker pour imposer une nouvelle ligne créatrice et scénaristique lorgnant davantage vers la noirceur d’un Frank Miller ou d’un Alan Moore. Joker, c’est d’abord l’histoire d’un homme poussé à bout (agressions, humiliations, solitude…) dans une société elle-même à bout. Un homme qui, par accident, va prendre sa revanche sur cette société, cruelle et injuste ("le vrai monde", dira-t-il), en devenant la figure de proue d’un basculement, d’un mouvement contestataire prônant excès et chaos contre les puissants (incarnés ici par Thomas Wayne). Voilà comment la lutte des classes s’invite à Gotham, le sens politique à la légende.
Film de peu d’action, Joker offre avant tout une descente aux enfers schizophrénique qui, in fine et en direct, mènera à la naissance d’un des méchants les plus emblématiques de la pop culture. C’est ce parcours quasi inéluctable, écrit d’avance, que Phillips met patiemment (et brillamment) en scène en faisant d’Arthur Flex, humoriste raté au passé psychiatrique trouble, cette figure du Mal engendrée par les propres failles d’un système (sociales, urbaines, médiatiques…) qui n’offre plus rien à ceux qui ne peuvent rien, ou pas grand-chose. Et si Arthur sait, autant qu'il subit, l'instabilité de ce système, il n'a pas encore les "clés" pour le mener au point de rupture, pour en exalter la pure folie et les contradictions morales.
Ça, c'est le boulot du futur Joker. Ça, c'est ce qu'ont fait le Joker virevoltant de Tim Burton et le Joker cradingue de Christopher Nolan. Celui de Phillips en est encore au stade de l'homme qui endure, qui se cherche, qui mue, et pas du super-vilain accompli, spécialiste de l'aliénation mentale et du désordre qui donnera tant de fil à retordre au chevalier noir. Et l’éventuelle empathie que l’on pourra avoir pour Arthur, paumé, étique, tragique, en quête de reconnaissance et d’affection, ne saurait occulter en lui cette part de ténèbres immense ("Tout ce que j’ai, c’est des pensées négatives") et cette violence qui ne demandait qu’à se manifester, puis à s’imposer.
Censé se dérouler au début des années 80, Joker semble pourtant décrire une situation restée inchangée dans le temps où des sociétés inégalitaires, ou qui le deviennent, implosent parce qu’elles oublient qu’une révolte, de quelque nature qu’elle soit, d’un homme ou de plusieurs, est soudain possible. Le film, s’il en fait l’implacable constat, n’en tirera aucun sermon, aucune leçon de morale, prenant simplement acte de la chose. Et s'il sait marquer par son nihilisme assumé et sa maîtrise formelle, il oublie parfois d’être un brin plus subtil (le twist par rapport à la voisine d’Arthur, inutilement explicité, les révélations sur le passé de la mère d’Arthur, les accords certes oppressants du violoncelle d’Hildur Guðnadóttir, mais beaucoup trop présents…), et l’axe narratif se rattachant à Thomas et Bruce Wayne fait, lui, un peu forcé (ou mal exploité, faisant par exemple du père de Batman, étrangement, le héraut d’un capitalisme décomplexé).
Impossible enfin de ne pas évoquer Joaquin Phoenix dans le rôle-titre, et les superlatifs paraissent manquer tout à coup pour encenser sa prestation, hallucinée et hallucinante, que même un Oscar, presque dérisoire face à un tel tour de force, ne saurait le plus justement récompenser. Bouffant l’écran, vampirisant le film en entier (dont il est de tous les plans), il s’avance fébrile et émacié, transpercé d’un rire proche de la déraison et de l’étranglement, d'une souffrance. Et quand il danse, souvent, il le fait comme s’il se contorsionnait, se déployait dans l’élégance et la douleur aussi. Et on ne pourra définitivement pas oublier la magnifique scène de danse dans les toilettes (l’une des plus belles du film, et même de cette année cinéma) avec la musique triste et puissante à la fois de Guðnadóttir, montrant Arthur, là, seul dans ces toilettes, se dérober un instant et le Joker, doucement, se révéler dans l’ombre de sa conscience, dans la grâce de ses mouvements et dans un bref délaissement au monde.
Article sur SEUIL CRITIQUE(S)