Note : la critique ne contient aucun spoiler.


Le Joker. Personnage mythique de la pop culture, représenté dans toutes sortes de médias au travers de nombreuses interprétations, synonymes d’autant d’itérations du super-vilain le plus célèbre. Avec un tel vivier de représentations, on peut s’imaginer qu’il est aujourd’hui difficile de se démarquer. Rien qu’au cinéma (petit ou grand écran, animation ou live-action), ce n’est déjà pas moins de 6 acteurs qui ont prêté leurs traits ou leur voix, avec plus ou moins de succès, au fameux « Clown du Crime ». Si les œuvres où il apparaît sont souvent centrées sur Batman, son némésis légendaire n’a jusqu’à aujourd’hui jamais eu droit à une origin story, une des plus grande force du personnage résident dans le mystère qui l’entoure. Même du côté des comics, les représentations des origines du Joker sont très rares et souvent issues de spin-off, comme le célèbre run d’Alan Moore. Si Tim Burton lui aussi a souhaité développer les origines de ce personnage, c’était encore une fois dans un film Batman. Todd Phillips souhaite donc, pour la première fois, traiter le sujet de la création de Joker au sein de son propre film, dont il est le personnage principal. Mais si le personnage est aujourd’hui aussi remarquable, en grande partie grâce à l’absence d’explications sur ces origines, un film portant uniquement sur ce sujet ne risque-t-il pas de saccager ce qui rend ce personnage si intéressant ?



The Killing Joke



Todd Phillips donc, réalisateur des célèbres The Hangover (Very Bad Trip en VF) et plutôt adepte des road trips ou autres buddy movies, s’attaque donc à un monstre (dans tous les sens du terme) de la pop culture, au risque de s’attirer les foudres de cette dernière, généralement très sensible dès que l’on touche à ses icônes. Sauf qu’il n’y va pas sans ambitions. Si l’on n’attendait pas forcément Phillips sur le plan artistique, force est de constater que Joker est une œuvre complète : tout est absolument maîtrisé. La photographie (sous la direction de Lawrence Sher) est sublime. La mise en scène de Phillips flatte la rétine et la composition d’image est exemplaire. Chaque plan pourrait faire l’objet d’une analyse poussée. Le réalisateur joue beaucoup avec le contraste entre ombre et lumière, parfois de manière peu subtile, mais qui a néanmoins le pouvoir d’offrir de nombreuses ambiances singulières, très oppressantes. Un néon qui saute, une télévision qui noie un appartement dans sa lumière froide, tout est là pour appuyer le propos de la scène.


Le cadre choisi pour Gotham, un pseudo New-York ancré dans la fin des années 80, colle parfaitement avec le ton du film, qui bien qu’il soit une adaptation de comics, relève plutôt du thriller/drame psychologique. Gotham est immense, oppressante, sale et au bord de la rupture. Les inégalités sociales y sont exacerbées et c’est dans ce contexte qu’évolue Arthur Fleck, malade mental marginalisé qui rêve de devenir humoriste, à l’image de son idole : l’animateur de late-show très populaire Murray Franklin. Arthur tente de survivre dans ce monde qui le rejette, parfois violemment, tout en s’occupant de sa mère également atteinte de troubles psychologiques et totalement dépendante de son fils. L’intrigue du film s’articule autour de plusieurs segments : la poursuite du rêve d’Arthur et son one-man show, une relation amoureuse subite, son suivi médical ou encore sa quête d’identité au travers de recherches sur ses origines. Si le film s’amuse à balader le spectateur au travers de ces sous-intrigues, qui serviront toutes à faire basculer Arthur dans la folie définitive, difficile de dire que la résolution de ces dernières soient très surprenantes. Beaucoup de twists sont attendus et tombent un peu à plat. Comme évoqué plus haut, Fleck subit l’oppression d’une société toujours plus inégalitaire et étouffante. Les scènes où il gravit un escalier interminable évoquent le mythe de Sisyphe, jusqu’à la conclusion, jouissive. Humaniser à ce point le personnage du Joker emmène le film sur une pente glissante : comment justifier les actes d’un criminel monstrueux sans faire l’apologie de la violence ? Cette question fait débat avant même la sortie du film. Pourtant, même si le message est parfois maladroit en victimisant Arthur Fleck ou en renvoyant son basculement aux fractures sociales par exemple, il est injuste de dire qu’il justifie ses actes. Fleck est malade, instable, violent. Difficile de s’identifier à ce personnage pathétique, même si le métrage tend à forcer l’empathie pour ce dernier. En revanche, Joker pose d’autres questions : combien de potentiels Joker autour de nous ? A quel point la société dans son ensemble est responsable de la création de tels monstres ? Voilà des questions bien plus pertinentes que celles évoquées dans les pseudos-polémiques.


Joaquin Phoenix tient ici son rôle référence. Sa présence est monstrueuse et le charisme dégagé par son interprétation force le respect. Le film repose d’ailleurs beaucoup sur cette performance. Phoenix est souvent seul à l’écran mais parvient à en occuper tout l’espace, notamment dans les nombreuses scènes de danse qui émaillent le parcours de Fleck. On peut sentir qu’il a déversé toute son énergie dans ce rôle : il EST le Joker. De la transformation physique à la démarche, il parvient à retranscrire le glissement du personnage de Fleck vers le Joker, de l’homme vers le symbole, de façon exemplaire. Son rire restera. Ses mimiques resteront. Ses courses resteront. Sa prestation mérite largement les éloges qui en ont été faites lors des projections privées. Côté second rôles, peu nombreux, Robert De Niro incarne un Murray Franklin crédible en humoriste animateur de late-night show. Non, le vrai second rôle du film c’est sa musique. La bande originale du film, composée par la violoniste islandaise Hildur Guðnadóttir est un personnage à part entière. Sombre, lancinante, oppressante, chaque piste est là pour accompagner Fleck dans sa descente aux enfers. C’est une vraie réussite.


Joker est un film important. Pour son réalisateur déjà, qui entre dans la cour des grands et dont les prochains projets jouiront d’un rayonnement sans précédent dans sa carrière. Important pour Phoenix également qui démontre tout son talent et son implication dans ce rôle et ce personnage qui a été dépeint par de nombreux acteurs, dont certaines interprétations restent encore ancrées dans beaucoup d’esprits. On se souvient de Ledger, de Nicholson, d’Hamill. On se souviendra de Phoenix. Enfin, le film est important pour le genre de l’adaptation super-héroïque, qui se perd depuis de longues années dans des productions poussives issues de logiques de franchise laissant peu de place à l’inventivité et à la créativité. Joker est une lumière qui brille dans ce sombre univers du genre. Et elle brille fort, cette lumière. Très fort.

Exosfear
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le 5 oct. 2019

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