Les films et les livres sur la carrière d'humoriste prennent semble-t-il rarement le parti de la déconstruction, de la critique de fond du métier et des mécanismes sur lesquels celui-ci repose. C'est qu'il s'agit avant tout de faire rire; ou de raconter l'évolution d'un être humain s'émancipant par son courage et l'arme de ses mots: c'est à dire de continuer le mythe. Je crois qu'il faut remonter à La Possibilité d'une île pour lire une brutale remise en question de ses soubassements. Daniel, showman polémique aux accents dieudonnéens, y revient sur la nature de son métier, et son rapport ambigu à ce dernier:


"ce qui m’insupportait de plus en plus, ce n’était même pas mon visage, même par le caractère répétitif et convenu de certaines mimiques standard que j’étais bien obligé d’employer : ce que je ne parvenais plus à supporter c’était le rire le rire en lui-même, cette subite et violente distorsion des traits qui déforme la face humaine, qui la dépouille en un instant de de toute dignité. Si l’homme rit, s’il est le seul, parmi le règne animal, à exhiber cette atroce déformation faciale, c’est également qu’il est le seul, dépassant l’égoïsme de la nature animale, à avoir atteint le stade infernal de la cruauté."


Le rire repose sur des mécanismes primaires: il se déclenche (bien souvent, pas systématiquement) car nous sommes cruels et que nous éprouvons du plaisir à rabaisser autrui. Par ailleurs, il est une déformation des traits: le rire cache une forme d'horreur, il enlaidit l'être humain qui y dévoile sa part la plus animale. Dans le film Joker, tout se passe également comme si celui-ci était un moyen d'exercer une forme de cruauté à l'égard des autres. Si le rire hystérique, incontrôlé du protagoniste va dans ce sens (il semble s'amuser du mal d'autrui, par exemple de l'humiliation d'une jeune fille dans la rame de métro ou de l'annonce de la mort d'un fils à sa mère) il est intéressant de voir à quel point le rire des autres est également une réaction de la cruauté et de la méchanceté. En fait, le "rire objectif", celui promu par le présentateur du talk show; le rire qui donne vraiment droit à rire est systématiquement cruel. Ainsi, les moqueries des collègues à l'égard du petit homme (jouant sur un primaire mécanisme de rabaissement d'autrui); les plaisanteries du présentateur à l'égard du Joker, (impossible de ne pas penser aux procédés employés par les présentateurs des émissions actuelles: mettons, Cyril Hanouna) ;les blagues plus que douteuses du comédien dans le cabaret, se gaussant de la prostitution d'une jeune étudiante "qui veut vraiment obtenir son année" et est prête à tout pour qu'un professeur lubrique intercède en sa faveur.


Le film nous présente donc la vision baroque d'une critique qui se retourne contre elle-même: se sentir mal à l'aise vis-à-vis du comportement du Joker, c'est en fait se sentir mal à l'aise à l'égard de notre propre comportement en société. Rire, bien souvent, c'est en fait s'élever artificiellement au détriment de l'autre. Il est facile pour un homme de grande taille de railler un petit; par là, il tourne en ridicule ce que l'autre n'a pas et que celui-ci possède. Il est aisé pour un présentateur expérimenté de se moquer d'un jeune comédien: mécanisme de protection, une fois encore. De même, quoi de plus simple pour un puissant que de concevoir que les désaxés ne sont rien d'autre que des "clowns"? Ce faisant, il se présente lui-même comme un être réel, éliminant l’ambiguïté de son rôle économique et télévisuel, et donc de sa participation au théâtre du monde.


Je trouve donc que ce le film a l’intérêt de réinstaurer une forme de liberté dans le débat d'idée. Il revient sur des mécanismes de réflexion morale que je trouve intéressants; et trop souvent rejetés dans le cinéma actuel car jugés "moralisateurs". En fait, le film ne nous fait pas tant la morale qu'il nous invite à réfléchir sur la nature du rire, au pourquoi de la déformation des traits et à son rôle d'intégration sociale, qui ne va jamais sans une forme d'exclusion. En fait, le film, malgré la faible présence d'action, est extrêmement violent: il mêle les rares scènes de violence physique à la violence insidieuse du rire, dans ce qu'il a de plus cruel.

Whenyay
9
Écrit par

Créée

le 20 oct. 2019

Critique lue 191 fois

Whenyay

Écrit par

Critique lue 191 fois

D'autres avis sur Joker

Joker
Samu-L
8

Renouvelle Hollywood?

Le succès incroyable de Joker au box office ne va pas sans une certaine ironie pour un film qui s'inspire tant du Nouvel Hollywood. Le Nouvel Hollywood, c'est cette période du cinéma américain ou...

le 8 oct. 2019

236 j'aime

14

Joker
Larrire_Cuisine
5

[Ciné Club Sandwich] J'irai loler sur vos tombes

DISCLAIMER : La note de 5 est une note par défaut, une note "neutre". Nous mettons la même note à tous les films car nous ne sommes pas forcément favorables à un système de notation. Seule la...

le 11 oct. 2019

225 j'aime

41

Joker
Therru_babayaga
3

There is no punchline

Film sur-médiatisé à cause des menaces potentielles de fusillades aux États-Unis, déjà hissé au rang de chef-d'oeuvre par beaucoup en se basant sur ses premières bandes-annonces, récompensé comme...

le 2 oct. 2019

194 j'aime

123

Du même critique

The Slow Rush
Whenyay
7

The Slow Rush est un ratage plein d'intérêt

Ce que je vais essayer d'expliquer ici est très simple, mais peut être un peu malaisé à imager, à métaphoriser, à rendre simple. Face à cet album, au moins deux sentiments très différents floutent ma...

le 4 août 2021

1 j'aime

1

Joker
Whenyay
9

Crépuscule du rire

Les films et les livres sur la carrière d'humoriste prennent semble-t-il rarement le parti de la déconstruction, de la critique de fond du métier et des mécanismes sur lesquels celui-ci repose. C'est...

le 20 oct. 2019

Garden of Delete
Whenyay
9

Album à ne pas écouter en famille

Selon certains, le titre "Garden Of Delete" renverrait de façon indubitable à son acronyme, GOD, le Dieu, en anglais. La théorie n'est sûrement pas fausse, mais sûrement pas très éclairante non plus,...

le 10 août 2021