« For my whole life, I didn't know if I even really existed. » ARTHUR FLECK

En 2017, la Warner Bros. et DC Films ont décidés de rompre avec leurs propres codes. Jusqu’alors, le DC Extented Universe (DCEU) suivait une trajectoire balisée, une sorte de grand carrefour où chaque film devait s’emboîter dans une continuité établie. Mais là, ils choisissent de prendre un virage risqué, une bifurcation inattendue. Produire un film sur le Joker, un personnage déjà ancré dans la mythologie DC, mais cette fois totalement détaché de leur univers cinématographique partagé, c’était comme une sorte de pari fou.

Ils voulaient créer quelque chose d'indépendant, une œuvre à part entière avec une noirceur palpable, viscérale, qui n’aurait pas besoin d’être lié à des super-héros ou à des explosions spectaculaires. On sentait déjà que l'idée était de plonger au cœur de la psyché de cet homme brisé, de nous montrer non pas le clown du crime, mais l'humain derrière le masque, avec une portée plus réaliste, plus violente, et c’est exactement ce qu’ils allaient accomplir.

Todd Phillips, l’homme qu’on associait à des comédies potaches, ce type qui te fait rire avec des mecs paumés dans des situations absurdes est alors nommé comme scénariste (avec Scott Silver) et réalisateur pour le futur film sur le Joker. Forcément, ça fait grincer des dents. Les gens gueulent, comme si on avait confié une tragédie grecque à un clown de cirque. Mais là où beaucoup ont la mémoire courte, c’est que Todd Phillips nous avait déjà montré qu’il pouvait s’aventurer dans des territoires plus sombres avec War Dogs, un film qui puait l'influence scorsesienne par tous les pores.

Quand Martin Scorsese est annoncé comme producteur, c’est comme un coup de tonnerre. Todd Phillips a littéralement son modèle en soutien, le parrain du cinéma des marginaux, des esprits tourmentés. C’était comme si l’ADN de Taxi Driver et de The King of Comedy se transférait directement dans ce projet, promettant une exploration psychologique qui ne s’arrêterait pas aux conventions des films de super-héros.

En 2018, Martin Scorsese quitte le navire, et pour beaucoup, ça aurait pu être un coup dur. Pourtant, Todd Phillips ne panique pas. Il est déjà profondément imprégné par la manière dont Scorsese capture la solitude, la rage et la déchéance. Avec ou sans Scorsese, Todd Phillips sait où il va.

En 2019, Joker débarque dans les salles de cinéma auréolé du Lion d’Or de la Mostra de Venise, ce qui, dans le milieu, est une vraie déclaration.

L'inspiration de Taxi Driver ne se limite pas seulement aux personnages ou aux thèmes, mais elle se matérialise surtout dans la ville elle-même, Gotham, qui devient un protagoniste à part entière. Tout comme New York dans le chef-d'œuvre de Scorsese, Gotham est dépeinte comme une jungle urbaine, grouillante de désespoir, d'aliénation et de violence, un lieu où l'humanité se perd dans l'indifférence et le chaos. Phillips capture cette essence avec une esthétique qui respire la moiteur et la dégradation, montrant des rues obscures, des néons blafards, et une société qui semble avoir abandonné ses propres enfants. Gotham est un reflet déformé de l'âme d'Arthur Fleck, un homme en proie à ses démons, qui navigue dans un environnement hostile qui amplifie sa descente aux enfers. Ainsi, Gotham devient un personnage tragique, le décor sur lequel se joue la tragédie d'Arthur Fleck, accentuant son isolement et sa quête désespérée de sens dans un monde qui ne lui accorde aucune valeur.

Joker s’affiche comme un calque de The King of Comedy, et cette similitude est frappante, presque troublante, tant les deux protagonistes, Arthur Fleck et Rupert Pupkin, évoluent dans des univers parallèles, animés par des désirs similaires, mais à des destinations tragiquement différentes. Tous deux sont des hommes solitaires, obsédés par l’idée de reconnaissance, cherchant désespérément à percer dans le monde impitoyable du spectacle, un milieu qui les rejette. Arthur Fleck, interprété par Joaquin Phoenix, et Rupert Pumpkin sont les visages de l’angoisse moderne, des aspirants comédiens dont l'instabilité mentale est exacerbée par une société qui les ignore. Dans le cas d’Arthur, sa quête de validation le pousse à embrasser la violence, alors que pour Rupert, la manipulation et le mensonge deviennent ses armes. Phillips reprend habilement ce fil narratif de Scorsese, mais dans un contexte beaucoup plus sombre, où la marginalisation d'Arthur se transforme en un voyage hallucinant vers la folie, tandis que son humour maladroit se mue en un acte de rébellion contre un monde qui ne lui accorde aucune valeur. Ce parallèle souligne non seulement les rêves brisés de ces personnages, mais aussi la réflexion sur la quête désespérée d'amour et de reconnaissance dans un monde qui leur tourne le dos, transformant leurs obsessions en tragédies individuelles.

Cette obsession pour une figure médiatique incarne le reflet de l’aspiration désespérée de ces protagonistes à la reconnaissance et à l’approbation. Arthur Fleck voue une admiration démesurée à Murray, l’animateur de talk-show interprété par Robert De Niro, qu’il perçoit presque comme une figure paternelle. Pour lui, Murray représente l’idéal de réussite, une lumière brillante dans un monde sombre qui lui semble désenchanté, une source de validation que son existence chaotique ne lui procure pas. Ce désir d'être reconnu et aimé par Murray devient alors une obsession malsaine, un moteur qui le pousse à chercher désespérément sa place dans une société qui le rejette. D’un autre côté, Rupert Pupkin, le personnage de Robert De Niro (et oui !), idolâtre également une figure médiatique, Jerry Lewis, en cherchant à s’immiscer dans son monde de glamour et de succès. Rupert voit en Jerry une possibilité de transcender sa solitude et son insignifiance. Ces personnages, chacun à leur manière, expriment la vulnérabilité de l’être humain face à la célébrité et à l’adoration. Dans les deux récits, cette obsession devient le catalyseur de leur déchéance, soulignant le danger d'une telle idolâtrie et comment une quête désespérée pour la reconnaissance peut mener à une spiralisation tragique, où le fantasme de la célébrité se heurte à la dure réalité de leur propre existence.

Les deux films plongent au cœur de l’obsession pour la célébrité, révélant comment la quête de reconnaissance peut devenir un poison insidieux dans une société où l’apparence et la notoriété priment sur la véritable valeur humaine. Arthur Fleck, en proie à un monde qui le marginalise, se laisse entraîner par son admiration pour Murray, croyant que la célébrité pourrait lui offrir une échappatoire à sa douleur et à son isolement. De même, Rupert Pupkin nourrit une fascination dévorante pour Jerry Lewis, persuadé que le succès de l’animateur pourrait le libérer de son existence banale et désespérée. Dans ces récits, Phillips et Scorsese soulignent le vide derrière le strass et les paillettes, exposant le prix à payer pour la notoriété : une aliénation croissante et une spirale de déception. La recherche de reconnaissance devient ainsi un chemin tortueux, révélant une société obsédée par le spectacle, où la ligne entre l'adoration et la folie se brouille, et où le rêve de gloire se transforme souvent en cauchemar.

Les deux films offrent une critique acerbe de la façon dont les médias glorifient et exploitent la souffrance humaine, transformant les tragédies individuelles en spectacles pour le divertissement des masses. Arthur Fleck devient, malgré lui, un protagoniste médiatique qui, au gré de ses actes désespérés, est soudainement élevé au rang de symbole de rébellion, illustrant comment la souffrance personnelle peut être manipulée pour nourrir le sensationnalisme. Murray, en diffusant les mésaventures d'Arthur sur son plateau, participe à ce cirque médiatique, sacrifiant l’humanité d’un individu sur l'autel du divertissement. De l’autre côté, Rupert Pupkin montre également comment le désespoir et l’angoisse peuvent être instrumentalisés par les médias ; il est prêt à tout pour être reconnu, même à kidnapper Jerry Lewis, prouvant que sa quête de succès est alimentée par un désir insatiable d'attention, peu importe le coût moral. Ces films révèlent ainsi une société où la douleur et la dégradation deviennent des marchandises, remettant en question la responsabilité des médias dans la représentation de la souffrance, et soulignant le danger de transformer des vies brisées en histoires de divertissement.

La prestation de Joaquin Phoenix est tout simplement hallucinante, marquée par une immersion totale qui va bien au-delà du simple jeu d’acteur, transcendant les limites de la performance cinématographique. Phoenix incarne Arthur Fleck avec une intensité presque déchirante, capturant chaque nuance de son esprit tourmenté et de sa déchéance, en se livrant à une transformation physique radicale. Sa perte de poids extrême et sa maîtrise des tics nerveux, des rires incontrôlables, et des expressions faciales tragiques ajoutent une couche de réalisme brutal au personnage, comme s'il était possédé par le désespoir même. Chaque scène résonne avec une émotion brute, illustrant non seulement la souffrance d'Arthur, mais aussi la mélancolie et la rage qui bouillonnent en lui. Ce niveau d'engagement et de vulnérabilité a séduit tant les critiques que le public, lui valant, sans surprise, l’Oscar du meilleur acteur.

La composition de Hildur Guðnadóttir est une œuvre magistrale qui s'inscrit parfaitement dans la mélancolie et la tension du film, ajoutant une dimension sonore poignante à la déchéance d'Arthur Fleck. Avec ses violons, Guðnadóttir crée une atmosphère à la fois envoûtante et troublante, amplifiant les émotions tout en plongeant le spectateur dans l’esprit tourmenté du personnage principal. Les cordes, par leur intensité, semblent résonner avec les luttes internes d'Arthur, capturant son isolement et sa douleur tout en oscillant entre des mélodies délicates et des crescendos déchirants. La reconnaissance par l'Académie avec l'Oscar de la meilleure musique originale est non seulement un hommage à son talent exceptionnel, mais aussi à la manière dont la bande-son devient une partie intégrante de l'expérience cinématographique, élevant le film au-delà de ses éléments narratifs et visuels.

Joker se dresse comme une œuvre audacieuse et provocante, transcendant le genre des films de super-héros pour plonger dans les profondeurs sombres de la psyché humaine. À travers l’interprétation magistrale de Joaquin Phoenix, le film explore des thèmes de souffrance, d'aliénation et de quête de reconnaissance dans une société qui souvent tourne le dos aux plus vulnérables. En résonnant avec des influences scorsesiennes et en mettant en lumière la manière dont les médias exploitent la douleur des individus, Joker devient un miroir déformé de notre réalité contemporaine, soulignant les dangers de l'obsession pour la célébrité et l’indifférence face à la souffrance humaine.

En somme, Joker n’est pas seulement un film sur la naissance d’un vilain, mais une réflexion profonde sur les conséquences de l'isolement et du désespoir, incitant le public à repenser notre rapport à la société et à ceux qui en font partie. Dans sa complexité, il laisse une empreinte indélébile, faisant de lui un incontournable du cinéma moderne, une œuvre qui, à l'image de son protagoniste, ne peut être ignorée.

StevenBen
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le 8 oct. 2024

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Steven Benard

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