Je divulgâche.
Le DC Cinematic Universe rencontre bien plus de mal à se faire une place que le MCU. Il utilise beaucoup les mêmes personnages au fil des années, donnant au final peu d'espoir quant à une concrète réalisation d'"univers". Parmi ces figures qui reviennent, on en a toutefois des marquantes et particulièrement complexes à elles seules, qui fascinent plus que ne le font dix héros du MCU réunis ou pris individuellement. L'une de ces figures est bien sûr le Joker, dont on a dans le film de Todd Phillips une vision particulièrement humaine, triste et malade.
Les thèmes politiques sont de bon cru et toujours très parlants, que ce soit pour une sensibilité de Gauche se souciant des défavorisés ou une sensibilité de Droite se souciant de l'état piteux de sa ville (je dichotomise). Toutefois pour parlants qu'ils soient, ils sont très superficiels. L'état de Gotham est si terrible qu'il choit dans la caricature. À côté, pour autant que leur bâtiment est délabré, les appartements des personnages ne le sont pas autant, ce qui est interrogateur : est-ce que la situation financière des Gothamois est si calamiteuse, ou est-ce avant tout le cas des infrastructures, un peu comme en Grèce ? Et à côté de ces incohérences, il faut admettre que les propos politiques tenus, aussi vrais soient-ils, sont très "entrée-de-jeu" : pas d'analyse profonde, simplement les constats basiques des écarts de richesse et le décalage du mode de pensée entre les Grands et les Petits. Néanmoins, il y a une utilisation de la politique particulièrement ingénieuse qui explique pourquoi les sbires du Joker portent un masque de clown : loin d'être parce que le Joker l'a exigé d'eux, le masque de clown est ici un signe de militantisme pour montrer le soutien et l'adhésion des gens au geste du Joker.
Concernant le personnage du Joker justement, la spécificité du film est de nous montrer un Joker humanisé : un Joker qui n'est pas l'incarnation de l'anarchisme comme dans 『 The Dark Knight 』, un gangster ou un clown (au sens péjoratif), mais bien un simple humain qui, "tout bêtement", perd la raison face à une société qui ne fait pas sens et de surcroît lui affiche un dédain absolu. Face à tout ce qu'il subit au quotidien et ses constantes pensées négatives, on ne peut qu'être empathique et désolé pour cet Arthur si pathétique qui garde le cap pour aider sa mère grâce à des médicaments. On pourra critiquer cette humanisation couplée à une rationalisation du Joker, qui lui font perdre son côté inattendu qui contribue chèrement à l'effroi qu'il crée ; personnellement je ne trouve pas ce Joker de trop à côté des autres cités qui ne sont pour leur part que des archétypes ou des allégories. Il est aussi parfois pertinent de ramener un personnage dans ce qu'il a de plus humain et de plus fragile, aspects que Joaquin Phoenix a très bien portraiturés.
En revanche, j'ai eu un peu de mal avec les autres personnages. Si celui d'Arthur est certainement le plus réussi, c'est peut-être aussi le seul vraiment réussi car le seul vraiment développé. Les autres personnages qu'Arthur côtoient ou rencontrent, en plus de n'être que survolés, sont quasiment tous des connards ambulants — et ce n'est pas tant le fait qu'ils soient tous des connards le problème, mais qu'autant de connards gravitent autour d'Arthur au même moment : c'est difficile à croire, le film perd en réalisme et frôle la caricature. Même un handicapé social comme Arthur aurait su trouver quelqu'un pour empathir et aller boire un verre avec lui de temps en temps, ne serait-ce que le nain fort sympathique.
Les plans sont bien réalisés dans l'ensemble, sans être au niveau de quelque chose d'aussi recherché que『 The Lighthouse 』ou『 Unbreakable 』 ; je veux dire par là qu'il n'y a pas une cohérence d'ensemble, mais plutôt une série de différentes façons de filmer des éléments particuliers. Les plans qui m'ont été le plus marquants étaient ceux qui se concentraient particulièrement sur le visage de Arthur et qui montraient toute sa perdition. Il y avait aussi un ridicule répétitivement montré dans le plan large utilisé pour filmer Arthur lorsqu'il court de façon très clownesque, qui corroborait bien le pathétique de sa situation et la "comédie" de sa vie. Enfin, de nombreux plans se concentraient sur Arthur montant ou descendant des escaliers, probablement liés à une symbolique particulière à creuser.
Au niveau des couleurs, deux niveaux se montrent. Le premier est une opposition entre les couleurs ternes et les couleurs vives. Les couleurs sont ternes dans la majeure partie du film, pour la majorité des habitants de Gotham et pour ses décors ; elles nous rappellent évidemment la torpeur de la vie gothamienne, de laquelle les habitants « n'ont rien su faire » pour reprendre les mots de Wayne. À l'opposé, les couleurs deviennent vives chez les riches qui vivent une vie matérielle bien plus prospère et ainsi plus heureuse — ce qui est justement la raison pour laquelle le Joker devient coloré à la fin : car il est devenu heureux. Ce premier niveau est largement visible, et même plutôt simple en ce qu'un choix bichromatique est assez facile pour évoquer la manichéanité d'une situation. Le deuxième niveau en revanche est plus métaphorique : il s'agit d'un astucieux jeu de nuances évocateur du thème maladif traversant tout le film : la pâleur générale nous rappelle d'une part l'ambiance peu enviable d'un hôpital, tandis que les nuances verdâtres nous évoquent la décomposition des lieux et des états mentaux des personnages. Ce niveau des nuances qui s'emboîte dans le niveau des couleurs amplifie réellement l'atmosphère maladive du film.
En fait, le film pourrait être décrit comme un portrait de la maladie sous diverses formes : la maladie psychique de laquelle souffre Arthur, la maladie corporelle de laquelle souffre sa mère, la maladie politique prenant des décisions toxiques et tenant des discours déconnectés de la réalité, la maladie sociétale corrompant les rapports entre les individus et les rendant violents… J'ai rarement vu un film qui respirait autant la maladie, pour ainsi dire qui me rendait si malade. Je pense qu'il y a beaucoup à dire et analyser à ce niveau, mais ce n'est pas l'endroit pour.
Enfin, la bande-sonore du film : en accord avec l'ambiance générale du film, elle est généralement assez grave et accentue particulièrement bien la tonalité sombre et malaisante du film. Cela est d'autant plus marqué par une utilisation quasi constante de cordes frottées qui savent remplir l'air d'une lourdeur profonde et baroque. Mais à côté de cette lourdeur se trouve une légèreté étrangère dans les musiques ajoutées au film, autrement dit précisément des musiques qui ne sont pas des compositions créées spécifiquement pour le film mais des éléments extérieurs à lui : autant siéent-elles bien à ancrer le film dans un début de XXème siècle bien trempé, autant dénotent-elles beaucoup avec cette lourdeur que j'évoquais juste avant, beaucoup trop. Oui, le contraste entre la musique légère et la moribondité du film amplifie le malaise, et oui, la musique légère met en avant qu'Arthur se sent plus léger une fois qu'il est devenu le Joker ; mais je suis convaincu qu'une composition faite spécialement pour l'occasion qui aurait su y mélanger la lourdeur du reste du film aurait pu bien mieux s'emboîter dans ce dernier. Un bémol pour moi, à juste titre.
En somme, le『 Joker 』de Todd Philipps nous en montre un « humain, trop humain » comme disait Nietzsche, que l'on aimera ou non mais qui nous en rapprochera définitivement. Si ce n'est pas une réalisation parfaite, qui va de petites incohérences ou maladresses à une notable exagération caricaturale, elle parvient à véhiculer le malaise de son personnage magistralement. Une petite blague en anglais pour finir : let's just hope that his death makes more cents than his life.