Il se passe quelque chose d’assez fascinant dans le paysage cinématographique actuel : les propositions audacieuses s’enchaînent, dans des relectures de réappropriation (Emmanuelle), de la mythologie pesante (Furiosa), du baroque utopiste (Megalopolis) ou du lyrisme échevelé (L’Amour Ouf). L’ambition est immense, l’attente importante, et le film se prend les pieds dans le tapis.


Mais pour de saines raisons.


La suite du Joker, suite du succès public et critique de 2019, rentre parfaitement dans cette catégorie. Porté aux nues alors que personne ne l’avait jusqu’alors considéré comme un véritable cinéaste, Todd Phillips se retrouve sur les rails d’une suite qui, si elle veut rester fidèle à l’esprit du premier volet, doit approfondir le pas de côté, cette exploration de l’esprit malade d’un super-vilain en quête de gloire, et qui pourrait soudain, par l’exposition médiatique de son procès, obtenir une satisfaction, voire une compensation à son incarcération et sa très probable condamnation à mort.


L’arrivée d’une femme dans la balance permet de renouveler la partition et conjurer le grand gouffre de la solitude sondé dans la première partie. Et l’idée de faire succéder au stand-up minable la comédie musicale, dans cette logique d’une expansion des émotions, cette fois lyriques, vécues par le protagoniste semble tout à fait pertinente. Une autre vision du baroque, en somme, où l'on jouerait à saboter de l’intérieur le verni hollywoodien par l’adjonction de l’utraviolence psychotique – programme annoncé par le cartoon d’ouverture, et qui prolonge les parti pris esthétiques de quelques séquences d’Orange Mécanique.


Autant de bonnes impulsions qui se voient contraintes par le dispositif même du film, totalement paralysé par son origine, et qui souffre tout autant que son protagoniste, tiraillé entre sa persona fantasque et l’homme brisé. Joker 2 est une excroissance boursouflée du premier, qui ne pourra jamais prendre le large, phagocyté par un procès qui ne cesse de revenir sur le passé, enfermé dans un cahier des charges esthétique et le cabotinage d’un comédien dont les excès nourrissent par essence le rôle.


Les séquences de comédie musicale ont donc la lourde tâche d’extraire le personnage, et le spectateur à sa suite, de ce très désagréable sentiment de surplace. Si Todd Phillips joue clairement le jeu et multiplie les citations, opposant à la grisaille jaunâtre du Gotham une gamme chromatique éclatante et un baroque de bon aloi, la greffe ne prend pas. Les décrochages vers la musique se multiplient, allongent inutilement ce que les dialogues avaient déjà expliqué, jusqu’à un ras-le-bol exprimé par Arthur lui-même lorsqu’il finit par dire à Lee « Stop singing ».


Mais la frustration posée par les séquences musicale annonce le cœur du projet de Phillips : chaque poussif retour à la réalité, sur le monde « tout ceci n’était qu’un fantasme » est un indicateur sur la direction prise par le récit.


L’évolution du personnage, qui doit reprendre le masque pour retrouver ce qui se dissimulait sous le maquillage, et faire une sorte de coming-out d’humanité, est un parti-pris audacieux, qui a tout du sabordage. Il oppose Arthur à son personnage : le procès est retransmis la TV, sorte de prolongement – et de vengeance – à l’émission dans laquelle il s’était révélé au public. Mais il oppose également le Joker au public du film, venu lui aussi chercher la satisfaction de voir un psychotique diriger le chaos collectif. Le personnage de Lee, toxique en diable, symbolise ainsi ce sadisme inhérent consistant à enfermer une figure mythique dans son créneau, en exigeant d’elle qu’elle reste à la hauteur de nos fantasmes, aussi malsains soient-ils. Le caractère déceptif des séquences musicales explique donc cette propension du cinéma à fuir le réel en exploitant les tonalités les plus communément partagées : c’est la définition même du poncif, que Phillips semble tordre pour renvoyer le public à la médiocrité de ses exigences. La violence dans les numéros musicaux n’est plus surprenante, et n’a plus rien de l’épaisseur poisseuse qu’elle pouvait avoir dans le premier volet. Car elle a été transformée en fantasme (principalement par la relecture romantisée et glamour de Lee), et régurgitée en show stérile.

Il faut donc un certain courage pour dynamiter à ce point les attentes d’un public qui avait en outre eu le bon goût d’apprécier un film malin au sein de l’univers DC, coutumier des formatages les plus exténuants. Le sort réservé au couple, dont l’histoire d’amour relève d’un malentendu et d’un enfermement plus grand encore d’Arthur dans la solitude, fait la aussi montre d’une certaine audace, et permet de retrouver l’empathie qui avait été si intelligemment construite dans le premier volet.

Un dérapage contrôlé, en somme, un pied de nez assez violent au public qui renverrait à la provocation de Fleck face au public qui, à l’origine, ne riait pas à ses blagues. Un ratage comme on les aime, en forme de déclaration d’indépendance, et qui semble se réjouir de ce qui se dit de sa singularité par les cris de haine que lui renvoie l’audience.


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