La plupart des films qui s’attaquent au sujet à la fois brûlant et polémique, voire clivant, des « genres » le font dans le contexte finalement rassurant des sociétés occidentales où une certaine permissivité – on ne parlera pas encore de réelle tolérance – règne. Et l’intérêt de Joyland, premier film audacieux – et emballant – d’un jeune réalisateur pakistanais, Saim Sadiq, est de poser les mêmes questions, et de montrer qu’elles se posent quasiment dans les mêmes termes, au sein d’une société patriarcale traditionnelle, où, qui plus est, règne l’emprise forte d’une religion.
Haider est un jeune homme mal à l’aise avec la masculinité dominante qui prévaut à Lahore, et plus particulièrement au sein de sa famille, sous l’emprise d’un patriarche autoritaire. Il a eu la chance d’être marié à Mumtaz, une jeune femme émancipée, refusant elle aussi d’adopter le rôle traditionnel de l’épouse au foyer qui donne naissance et s’occupe des enfants – mâles, de préférence… même si leur relation conjugale ressemble plus à de la complicité face à l’oppression qu’à de l’amour, et si le jeune couple demeure – volontairement – sans enfant, au désespoir du père. Quand Haider, que l’on force à travailler alors qu’il préfère un rôle d’homme au foyer, se voit embauché comme danseur dans un cabaret érotique, et qu’il tombe amoureux de Biba, une ambitieuse starlette trans, l’équilibre fragile que les mensonges et faux semblants perpétuent dans sa famille va se rompre. Avec des conséquences dramatiques…
Si le message de Joyland (beau titre jouant entre ironie et sincérité…), combinant critique de la rigidité des genres prédéfinis, de la profonde hypocrisie qui en résulte, et contestation « engagée » des dogmes de la société pakistanaise, est ferme, ce n’est finalement – et heureusement – pas la seule, et même pas la meilleure raison de le voir. Car ce qui est épatant dans ce premier film qui témoigne d’une maturité improbable, c’est combien il est cinématographiquement original, créatif, évocateur. La combinaison de tous les plans (dans un cadre carré qui convient bien à la thématique de l’enfermement) est superbe, sans jamais tomber dans l’exercice de style ni l’esthétisme inutile. La bande sonore est d’une subtilité quasiment magique, qui rend en particulier les (trop rares) passages musicaux enchanteurs. L’interprétation du trio central, Ali Junejo dans le rôle du faible et tourmenté Haider, Rasti Farooq dans celui de son intrépide épouse, et Alina Khan en une Biba fascinante et presque effrayante, mérite tous les éloges. Mais c’est probablement la complexité de l’écriture des personnages et des situations, refusant tout simplisme, montrant que rien dans la « vraie vie » ne répond ni à des dogmes (le respect des règles), ni à des slogans (les principes de la liberté « à l’occidentale »), qui fait que Joyland est finalement un pur triomphe…
… Triomphe des sens, des sentiments, d’une certaine euphorie même, exacerbé par le trouble que ressentent instinctivement tous les protagonismes du drame qui se joue. Drame, car si, tout au long du film, une belle légèreté prévaut, et la vie semble toujours triompher, la conclusion sera – inévitablement – tragique.
Joyland a reçu plusieurs prix, dont le Prix du Jury Un Certain Regard à Cannes, mais il n’a rien d’un « film de festival », tant il dégage des affects forts, tant il est porté par une énergie vitale qui touchera n’importe quel spectateur amoureux de « beau cinéma ». Car Joyland est un « beau film ».
[Critique écrite en 2023]
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