En 2000, et pour seulement son troisième film, Park Chan-Wook frappait un grand coup cinématographique et politique avec Joint Security Area, alors que les relations entre Corée du Nord et Corée du Sud allaient en s’améliorant. Et si le film est ressorti ce 27 juin 2018, dix-huit ans après, sa valeur politique n’a rien perdu de sa puissance au regard des récents événements et la paix plus ou moins mise en scène, elle aussi, entre Corée du Nord, Corée du Sud et États-Unis.


Joint Security Area a souvent été décortiqué politiquement, loué pour sa dimension humaniste douce-amère, pour son réalisme implacable sans idéalisation aucune. Mais ce qu’il y a de fascinant, aussi, dans le film de Park Chan-Wook, c’est qu’il traduit une obsession du cinéma du réalisateur et de bien d’autres avant lui (à commencer par Akira Kurosawa, dont il s’inspire beaucoup) : la recherche de la Vérité, son questionnement, le doute quant à sa nécessité voire quant à son existence même. Park Chan-Wook aime ces histoires à la structure narrative déroutante, mêlant flashbacks, reconstitutions incertaines, rêves, alternance de points de vue, à la manière du Rashômon de Kurosawa devenu la référence du genre – et dont le récent Mademoiselle est peut-être l’un des plus beaux hommages. Tous ces films questionnent le réel en tant que vérité objective, multipliant les subjectivités qui deviennent autant de vérités pour les personnages qu’elles sont de nœuds indémêlables pour le spectateur.



Vérité et souvenirs : une équation cinématographique



Dans « JSA », on cherche donc la vérité, la neutralité, l’objectivité, la réponse définitive à une enquête : l’enquêtrice suisse incarne en ce sens l’absence totale de manichéisme, et au contraire la volonté de conjuguer les dualismes en un point médian, hors de toute considération morale (pas de méchants, pas de gentils). Dès le début, on nous dit que le but n’est pas de savoir « Qui », mais « Pourquoi » : on veut comprendre, rationaliser ; plus que le résultat, on cherche le processus – le film sera ce processus, le chemin dont l’arrivée est incertaine. La vérité ne sera pas dévoilée à la fin, comme on en a l’habitude, en point d’orgue de l’enquête : la vérité sera là, quelque part et partout à la fois, tout au long du film, dans son déroulement même, au cœur des événements perdus dans le passé de cette zone commune. Une zone commune qui s’apparente à un sas impénétrable, qui cacherait et enfermerait la vérité pour le bien de tous : « Ici, on préserve la paix en cachant la vérité ». Mais ce n’est pas tant qu’on la cache, sinon qu’elle nous échappera pour toujours.


Pour rendre compte de cette recherche objective et froide de neutralité, Park Chan-Wook adapte sa réalisation en conséquence. Oscillant entre plans iconiques léchés et cadrages des plus insipides, le cinéaste cherche un équilibre entre une réalisation stylisée – et donc personnelle – et une réalisation qui s’efface derrière son propos – et donc impersonnelle. Une telle alternance fait ressortir cette tension entre d’un côté la recherche de neutralité et de vérité universelle, et de l’autre le surgissement inéluctable d’une subjectivité, d’une personnalité inhérente à l’homme lui-même (et au réalisateur lui-même).


Ainsi le style de Park Chan-Wook ressurgit lors des scènes d’action qui font éclater cette neutralité forcée le reste du temps (notamment pendant les scènes d’interrogatoire) : hors-champs suggestifs, effusions de sang au ralenti, travail sur la lumière et les éclairages, gros plans sur les barillets fumants, arrêts sur image, etc. En simplifiant, on peut ranger d’un côté les séquences qui se déroulent dans le présent de l’enquête, à l’esthétique froide et à la réalisation plutôt classique, puisque c’est là que l’on cherche neutralité et vérité ; de l’autre, les passages reconstitués ou remémorés, donc potentiellement mensongers ou erronés par les souvenirs, qui sont stylisés puisqu’ils évoquent l’imaginaire et l’incertain.


Enfin, le même constat peut être fait dans l’excellent jeu des acteurs : souvent impassibles, inébranlables, comme dépourvus d’émotions et d’opinions. Ils servent cette neutralité, cette transparence brandie comme vérité. Et alors les moments d’explosion de violence, de rires ou de haine sont d’autant plus percutants qu’ils ramènent l’homme à sa naturelle spontanéité et son essentielle prise de position ; à son inéluctable subjectivité.



Symétrie et horizontalité, ou la géométrisation d’un propos



Qui dit recherche de neutralité entre deux pays en opposition dit création d’un pole de symétrie, point de jonction consensuel qui satisfera les deux partis, miroirs projetant sur l’autre ce qu’ils refusent en eux-mêmes. Et la réalisation de Park Chan-Wook donne en ce sens un rôle fondamental à la symétrie, qui implicitement habitue l’œil du spectateur à ce dualisme qui trouve équilibre en un centre – centre de l’image, centre que représente la zone commune, ou encore centre qu’incarne la femme officier suisse-coréenne. La symétrie permet par ailleurs de créer un décalage entre l’impression que tout est sous contrôle, ordonné, régulé, rationalisé, faisant des fusillades ou autres imprévus de véritables irruptions d’irrationalité, des sorties de tout repère orthonormé. Car l’humain ne peut être enfermé dans des lignes de symétrie : il est une forme à géométrie variable.


Par l’usage du cinémascope, le cinéaste met en valeur son travail impressionnant sur l’horizontalité. Il fait appel à de nombreux travellings horizontaux, rapides ou lents, pour passer d’un visage à l’autre, d’un interlocuteur à l’autre et appuyer le rythme des discussions (comme si, au lieu de se tirer dessus à balles réelles, ces coréens se lançaient la caméra l’un l’autre). Le travelling, participant du plan-séquence, permet de délivrer une scène fluide et sans coupure et ainsi lier les personnages, cinématographiquement bien sûr, mais aussi métaphoriquement. Plutôt que de passer d’un champ/contre-champ qui diviserait la scène et marquerait une rupture, le travelling permet de mettre les personnages sur le même plan horizontal, et donc de les lier dans une relation d’égalité évidente : si les pays sont en conflit, les hommes, en tant qu’ils représentent une même espèce humaine, n’ont aucune raison d’être séparés. Et puisque Park Chan-Wook s’intéresse ici à l’humain plutôt qu’au conflit politique en lui-même, il s’agit de lier les hommes plutôt que de les diviser pour faire ressortir ce qu’ils ont de commun, ce qui fait qu’ils sont avant tout les mêmes.


Autre manière de lier les contraires : utiliser les mêmes procédés cinématographiques pour signifier deux événements antinomiques. Plusieurs fois, les exécutions par balle se font hors-champ, avec un plan sur l’extérieur de la cabane et le simple bruit de la détonation accompagnée d’un flash lumineux. Et puis plus tard, une photo de groupe, prise entre Coréens du nord et du sud, tout sourire, et encore ce même hors-champ sur un plan d’extérieur avec, cette fois-ci, non pas un éclat assourdissant de balle, mais la lumière d’un flash d’appareil photo accompagnée d’un « clic ». Par un même procédé, de censure ou plutôt de pudeur, Park Chan-Wook lie la violence à la fraternité, lie la déshumanisation à l’humanité, comme les deux versants d’une même pièce que serait l’être humain.


Joint Security Area délivre un profond message sur l’humanité, sur l’absurdité d’une situation et l’identité criante entre deux peuples en conflit depuis tant d’années. On y voit des amitiés naissantes, on oublie la haine et la diabolisation de l’autre autour d’une partie de cartes ; on y voit plein de petits instants de partage qui ne peuvent être autre chose que des instants, d’éternels moments idéalistes et idéalisés, qui sur la durée et dans la gravité de la réalité politique, sont finalement irresponsables et dangereux. Paradoxe saisissant et terrible : les comportements les plus naïfs ou enfantins en deviennent les plus meurtriers, bien malgré eux. Le film n’est pas rempli d’espoir et de beaux messages, ni de désespoir et de défaitisme pour autant ; encore une fois, c’est un juste milieu qui est visé : la confrontation d’une légèreté nécessaire et d’une dureté tragique inévitable. « JSA » est une mise à échelle humaine d’une histoire qui dépasse pourtant l’homme singulier, dans le but de montrer qu’individuellement, en pensant à hauteur d’homme et seulement d’homme, et non d’État ou de patrie, il n’y a aucune raison de s’entre-tuer.


Si le récit peut être difficile à appréhender lors d’un premier visionnage, la richesse du film invite à revoir encore et encore cette œuvre si unique. Car de toute cette horreur naît une inexplicable poésie qui ruisselle de chaque moment : le bruit de la pluie, une chouette qui s’envole au clair de lune, des cigarettes qui se consument sur des airs de musique, des sourires sincères en se souhaitant « joyeux anniversaire », ou encore des pleurs en s’appelant « grand frère ».

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le 29 juin 2018

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Jules

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