Louis Feuillade compte certainement parmi les réalisateurs français les plus reconnus et importants du début du XXe siècle. Avant l’essor de l’avant-garde française, le cinéaste popularisa un nouveau format au cinéma : celui du feuilleton. Ce que l’on appelle aujourd’hui des « séries » n’ont pas attendu la télévision pour faire leur apparition, loin de là. Après Fantomas (1913) et Les Vampires (1915), Louis Feuillade enchaîne avec un nouveau feuilleton à succès : Judex.
Judex, c’est ce mystérieux justicier à la silhouette élancée et tout vêtu de noir, qui agit dans l’ombre pour punir les malfaiteurs. Assisté par le romancier Arthur Bernède, Louis Feuillade écrit et réalise l’histoire de ce héros ténébreux, à travers un « ciné-roman » en 12 épisodes (plus un prologue et un épilogue), sortant au cinéma de manière hebdomadaire, avec, en plus, une publication dans Le Petit Quotidien. A l’instar de Fantomas et des Vampires, c’est une intrigue policière qui se dessine ici, même si Judex suit un chemin assez différent du précédent. Alors que Les Vampires proposait une véritable enquête aux quatre coins de Paris, avec la poursuite d’un gang qui agit dans l’ombre, Judex choisit directement sa cible et agit dans un périmètre plus restreint. Dès le prologue, le spectateur découvre que Judex a jeté son dévolu sur le banquier Favraux, réputé pour avoir arnaqué de nombreuses personnes et pour avoir bâti sa fortune sur le malheur des autres.
Le format du feuilleton avait beau être nouveau à l’époque, voir un film comme Judex montre à quel point les mécanismes encore utilisés aujourd’hui l’étaient déjà à l’époque. Chaque épisode contient un élément déterminant, une conclusion à une situation ou une ouverture vers une autre, stimulant à chaque fois la curiosité du spectateur qui attend avec impatience l’épisode suivant pour en savoir plus. Comme dans la plupart de ses films, Louis Feuillade propose une réalisation efficace et juste, avec de beaux plans, des cadrages intéressants mais, surtout, une écriture de qualité, essentielle au format du feuilleton. Tout est décrit, contextualisé, pour donner plus de substance au récit et, notamment, aux personnages, tous bien développés pour ajouter toujours plus de suspense. Leur grande qualité est d’être, pour la plupart, assez ambigus, dans le sens où leurs traits de caractères et leurs motivations entrent souvent en conflit.
Judex est un justicier qui doit agir pour le bien, mais ses motivations sont égoïstes. Favraux est un banquier véreux et sans scrupules, mais le traitement qu’il subit suscite la compassion et la pitié. Si l’on se doute de l’issue que prendra le film, et du côté complaisant qu’il pourrait avoir, il garde sa part d’ambiguïté qui lui permet de développer plus de possibilités au fil de l’intrigue. Il est d’ailleurs intéressant de découvrir ce personnage de Judex aujourd’hui, qui fait grandement penser à un Batman avant l’heure. Tout vêtu de noir, agissant dans l’ombre, basé dans un château reculé avec une cave secrète, accompagné par un second fidèle, cherchant la justice sur fond de vengeance, et d’autres choses encore qu’il conviendra de ne pas évoquer pour les spectateurs n’ayant pas encore découvert le film, ce personnage augure grandement le futur homme chauve-souris qui fit les grandes heures des comics américains. Et Judex a lui-même tout du héros populaire, avec cette apparence particulière qui lui donne du charisme, son côté implacable, un personnage marquant, à tel point que René Cresté eut toutes les peines du monde à se détacher du rôle par la suite.
Les amateurs de suspense et de mystère auront leur compte avec Judex, un des grands feuilletons de Louis Feuillade. Dégainant toujours un nouveau rebondissement quand l’intrigue semblerait s’essouffler un brin, porté par des personnages très intéressants incarnés par de grands acteurs, le film nous tient en haleine pendant les cinq heures qu’il dure. Egalement marqué par la grande contribution des personnages féminins et de ses actrices, Musidora et Yvette Andréyor en tête, Judex se regarde toujours avec autant de plaisir, et la cerise sur le gâteau serait de voir, un jour, une version restaurée, pour que ce justicier de l’ombre retrouve la lumière.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art