Après Annette de Leos Carax qui a fait chantonner toute la Croisette, c’est au tour de Julie (En 12 chapitres) de Joachim Trier d’éveiller les foules et de sublimer une nouvelle fois le talent de son cinéaste. Le réalisateur de Oslo 31 août signe, avec son dernier film, le portrait d’une femme et d’une génération d’une finesse absolue. Un véritable coup de cœur.
Il y a parfois des films, d’une simplicité infinie, qui demandent une minutie de tous les instants, tant leur accroche au réel est palpable. C’est un peu le cinéma du vécu, celui qui sent les terrasses de café, les soirées entre amis, les premières fois, l’éveil du désir ou même l’échec des ruptures amoureuses. Julie de Joachim Trier est le versant féminin et ambivalent de Oslo 31 août du même cinéaste : là où ce dernier faisait le bilan d’une vie sur toute une journée, et voyait son personnage principal se demander si le train du bonheur allait pouvoir refaire surface ou rester à quai, Julie prend le contrecourant de cette mélancolie mortifère pour prendre la vie à bras le corps et prendre directement les rênes du train. Cette captation des moments de vie est d’un tel naturel, d’une telle sobriété, d’une telle fraicheur malgré sa visible linéarité que le film nous amène aux confins de nos souvenirs.
Avec cet aspect naturaliste qui aime rendre honneur au décorum urbain d’une ville, à cet espace bourgeois qui n’est que de surface tant les enjeux paraissent universels, à ces amours contrariés, à cette fraicheur de vivre et cette pulsion de lâcher prise, à ces questionnements existentiels aussi cyniques que salvateurs, Julie épouse les codes du cinéma de Rohmer, Mikhaël Hers ou celui de Woody Allen. D’ailleurs, Julie fait énormément penser à Eva en août de Jonas Trueba, sorti l’été dernier : à la fois dans son atmosphère réaliste doublée d’un esthétisme élégant et délicat où l’identification du spectateur se veut immédiate mais aussi et surtout dans la clairvoyance de son portrait générationnel. En ce sens, l’actrice Renate Reinsve est la révélation du film : dès le premier plan, dotée d’une robe noire d’une beauté infinie, elle sublime le cadre et ne quittera pas notre esprit ni celui des autres protagonistes du récit à l’image du personnage de Aksel incarné par le non moins excellent Anders Danielsen Lie.
Ponctué de 12 chapitres, chacun racontant une étape dans la vie de Julie, allant d’une rupture à une potentielle grossesse, allant de l’écriture d’un article osé et coquin à l’annonce d’un drame incurable, allant d’un weekend familial tumultueux à une soirée entre amis sous acides, un peu comme Lars Von Trier et son Nymphomaniac, l’aspect subversif, sexuel et provocateur en moins, le récit, très réduit dans son espace mais également très ample dans son évocation, nous offre le quotidien d’une jeune femme qui se voit confrontée aux questions de son époque. Question de son époque qui se répercute sur elle, ses choix, ses doutes et son parcours en dents de scie (le début du film où elle ne sait pas ce qu’elle souhaite faire de sa vie) mais aussi sur son environnement : celui d’une génération controversée aux multiples dualités et confusions. Génération de trentenaires ou de quarantenaires qui ne sait pas sur quel pied danser et qui tente de trouver sa véritable place et sa légitimité avec des thèmes forts comme celui de la femme et son rapport au travail et à la maternité, la liberté d’expression dans l’art et le rapport au progressisme, l’amour dans ce que cela occasionne comme contrainte et comme plaisir, la notion de famille et de sacrifice, l’angoisse de la mort et le souffle de la liberté.
Tant de choses que le film observe avec fulgurance, âpreté, ironie, sans jamais écrire le dialogue de trop, ou cadrer la scène qu’il ne faut pas comme en atteste cette incroyable scène de rupture. Le film est courageux dans ses propos, passionnant par son écoute de l’autre, tirant toute la qualité de chacun des genres qu’il digère. Le drame, la comédie, la romance : on se met à rire aux éclats quand deux amoureux transis se sentent les aisselles comme le feraient deux ados prépubères, tout comme le film nous terrasse d’émotion par un dialogue d’adieu dans une voiture aux allures de cercueil. Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier est ce lancinant vent frais sous une chaleur étouffante, cette petite brise de pluie qui revigore. C’est un peu de nous. Et c’est déjà beaucoup.
Article original sur LeMagduciné