Dublin 1922.Alors que la guerre civile fait rage entre deux factions rivales de l'IRA en désaccord à propos du Traité de Londres signé l'année précédente et qui entérine la partition de l'Irlande en deux états,nous suivons le quotidien des Boyle,une famille pauvre qui va connaître bien des malheurs.Il s'agit là du second film parlant d'Alfred Hitchcock,un des rares à ne pas relever du genre thriller.Le scénario est signé de sa collaboratrice habituelle,Alma Reville,qui était par ailleurs son épouse,et adapte une pièce du dramaturge irlandais Sean O'Casey.Le matériau semble largement échapper à Sir Alfred,qui se montre en l'occurrence peu à l'aise.Certes,sa réalisation tient la route,c'est fluide,les mouvements d'appareils sont précis et il réussit quelques jolis plans-séquences.Ses choix de mise en scène sont par contre moins heureux.Visiblement gêné par l'origine théâtrale de l'histoire,il ne propose qu'un pâle exercice de théâtre filmé,les trois quarts du film se déroulant dans la cuisine-salle à manger des Boyle.En outre,la première moitié de l'oeuvre est passablement ratée,Hitchcock délayant à loisir une mise en place laborieuse,ce qui entraîne d'interminables scènes de dialogues où les personnages parlent pour ne rien dire,quand ils ne se mettent pas à chanter pour faire du remplissage.Par-dessus le marché,le ton est à la truculence non maîtrisée et se perd dans un humour d'une extrême lourdeur qui rend les personnages ridicules,d'autant que les comédiens aggravent la situation en surjouant comme des demeurés.Tout ça est fait dans le but évident de présenter les caractères des personnages et d'établir les liens qui les unissent,mais le film aurait gagné à plus de concision et de subtilité.Le cinéaste surligne également pesamment les effets dramatiques,ce qui rend prévisibles les développements.Ainsi,il s'attarde longuement en plan fixe sur un des protagonistes quand il est question d'un mouchard qui a balancé un de ses potes de l'IRA,ce qui désigne carrément le mec.Tout comme on comprend illico que les Boyle ne verront jamais la couleur de l'héritage providentiel qui leur est promis,et tout comme on sait qu'ils vont au massacre en dépensant à foison cet argent qui ne leur a pas encore été versé.Ca s'améliore vers la fin du film,car l'ambiance change radicalement.Hitchcock abandonne progressivement la narration rigolarde pour se diriger vers le mélo jusqu'au-boutiste.La famille,déjà mal en point,va voir s'abattre sur elle toutes les plaies imaginables.La ruine,la honte,le fils qui est assassiné,la fille séduite et abandonnée en cloque,tout y passe.Et Alfred explore avec une délectation sadique toute la noirceur de l'âme humaine,personne n'étant épargné.Le pire de la bande est le père Boyle,un enfoiré de grande dimension qui est le catalyseur de la catastrophe à venir.Grande gueule,irresponsable,mythomane,menteur,ivrogne,lâche,simulateur et feignasse,c'est le parfait prototype du pauvre mec qui se donne de l'importance alors que personne autour n'est dupe de sa nullité.Mais son entourage ne vaut pas beaucoup mieux et n'est constitué que de pique-assiettes et d'alcooliques médisants et hypocrites,sans oublier l'avocat si distingué qui n'est qu'un escroc et un séducteur sans scrupule.On pourrait penser que l'anglais Hitchcock a voulu se payer le petit peuple irlandais,mais il adapte une pièce d'un auteur local.La noirceur de son constat est donc plutôt à chercher du côté d'une misanthropie féroce.Les seules à échapper à sa vindicte sont les femmes,ce qui peut surprendre venant d'un auteur souvent décrit comme misogyne.Mais à bien y regarder,les femmes ont dans son oeuvre souvent fait figure de victimes des hommes.C'est le cas ici,avec cette pauvre Junon,qui tente vaille que vaille de maintenir sa famille à flot en dépit du boulet qui lui sert de mari,et sa trop naïve et gentille fille qui verra s'abattre sur elle une réprobation générale nullement méritée.La place subalterne des femmes dans une société scandaleusement machiste est clairement dénoncée,même si Hitchcock,vicieusement,en fait des créatures d'une soumission et d'une passivité confinant à la bêtise,genre trop bonnes trop connes.Pour finir,on remarque une particularité qui parcourra toute la filmo du réalisateur,la dissimulation.Chez lui,la plupart des personnages ne sont pas ce qu'ils prétendent,et on en a de solides exemples ici.Le principal est bien sûr Boyle,faux patriarche,faux demandeur d'emploi,faux ancien marin et faux malade.Mais son fils,faux héros et vrai traître,est pas mal non plus.Il y a aussi le voisin,faux ami ,faux jeton et vrai profiteur,ou l'avocat,faux amoureux,faux bienfaiteur et faux gendre idéal.La situation politique ne sert que de vague arrière-plan,même si on voit les commissaires de l'IRA en imper rôder comme la mort.Pour en savoir plus à ce sujet,mieux vaut voir le très documenté "Michael Collins" de Neil Jordan.