Le dernier film de Clint Eastwood, "Juré n°2", se distingue par une atmosphère oppressante et une critique acerbe du système judiciaire, rappelant l’œuvre de Sidney Lumet, en particulier "12 Hommes en Colère". Dès le début, le film déjoue les attentes en révélant la vérité sur la culpabilité réelle du juré n°2.
Eastwood revisite le scénario de Lumet en inversant les dynamiques classiques : au lieu de douter de la culpabilité de l'accusé, le film dévoile dès le début du procès le vrai coupable. Justin Kemp (interprété par Nicholas Hoult) est ce juré n°2 dont la culpabilité est établie. Cette approche met en lumière les défaillances des institutions – police, justice, médecin légiste – qui s'éloignent de la vérité pour établir un verdict erroné. Ce pessimisme est accentué par le fait que Justin, malgré sa culpabilité, finit par voter pour la condamnation de l'innocent.
Là où "12 Hommes en Colère" nécessitait la présence d'un juré exceptionnellement vertueux et intelligent pour disculper un innocent, "Juré n°2" va encore plus loin. La coïncidence de la présence du véritable coupable parmi les jurés est invraisemblable, et l'idée qu'il puisse se sentir tellement coupable qu'il veuille innocenter l'accusé, quitte à se mettre en danger, l'est encore plus. Le moment, où Justin finit par voter pour la culpabilité, montre un désespoir total quant à la possibilité de justice.
Un autre aspect notable du film est son absence totale d'humour. Contrairement à d'autres œuvres d'Eastwood, souvent ponctuées de moments légers, "Juré n°2" reste d'une sobriété implacable. Cette décision artistique, loin d'être une critiquable, témoigne de la confiance d'Eastwood en sa vision. En renonçant à adoucir le propos avec de l'humour, il maintient une tension constante et une atmosphère pesante qui rendent le message du film encore plus percutant.
Le film plonge le spectateur dans une situation moralement complexe et inconfortable. Le spectateur est partagé entre la volonté de voir Justin Kemp, un homme sympathique dont la femme est enceinte, s'en tirer, et le désir citoyen de voir la vérité découverte et justice rendue. Cette tension entre deux désirs contradictoires torture le spectateur et met en lumière le génie pervers du scénario. De plus, le film prive le spectateur de toute "béquille" émotionnelle pour résoudre ce conflit interne. L'idée que l'accusé, Eric Resnick (interprété par Chris Messina), pourrait être un "sale type" qui mériterait quand même d'être condamné ne tient pas. Même s'il était déplaisant, il ne mériterait pas d'être condamné pour un acte qu'il n'a pas commis dans un système judiciaire juste. Par ailleurs, Eric n'apparaît pas comme antipathique dans le film, ajoutant à la complexité de la situation.
Le film révèle également ce qu'il y a de primitif dans notre société civilisée. La condamnation de l'accusé est souhaitée par l'ensemble de la communauté à l'exception de l'avocat commis d'office : la procureure Faith Killebrew (interprétée par Toni Collette), la femme de Justin Kemp, Allison "Ally" Crewson (Zoey Deutch), qui sait pourtant que c'est son mari le coupable, et finalement même Justin lui-même. La condamnation injuste d'Eric permet de faire consensus, de réconcilier les membres du jury qui représente une forme de micro-société morcelée. Même les parents de la victime se satisfont de la version du mythe qu'on leur a donné, car ils trouvent un coupable idéal, apaisant ainsi leur douleur et leur besoin de justice. Cela souligne la puissance dangereuse du mythe réconciliateur qui, tout en apportant une forme de paix, s'appuie sur l'injustice. Cela évoque les thèses de René Girard sur le bouc émissaire, selon lesquelles le sacrifice d'une victime innocente est la seule manière de faire communauté et de souder la société. Eastwood montre ainsi une vision extrêmement sombre et pessimiste de l'humanité.
La fin du film, avec l'alternance des points de vue entre la procureure Faith Killebrew et Justin Kemp, place le spectateur dans une position inconfortable d'interrogation morale. En nous demandant de nous identifier tantôt à l'un, tantôt à l'autre, Eastwood nous pousse à nous questionner sur nos propres valeurs et préférences : préférons-nous le mythe réconciliateur, avec ses vertus mais aussi ses mensonges et son caractère primitif, ou bien la vérité, même au risque de briser le consensus social ? Ces derniers plans, symbolisant peut-être les adieux de Eastwood à la réalisation, rappellent le dilemme fondamental de l'œuvre de Eastwood : le choix entre la carte du mythe et le territoire de la vérité. Le film se termine ainsi sur une note provocatrice, nous laissant avec un "caillou dans la chaussure" qui continue à nous troubler bien après la fin du visionnage.
"Juré n°2" ne se contente pas de nous plonger dans une réalité où la frontière entre le bien et le mal se brouille. C'est un film qui nous met face à la dure vérité que la justice, telle que nous la concevons, est une illusion fragile. En choisissant de sacrifier l'innocent pour préserver un semblant d'harmonie, Eastwood expose les failles profondes de notre humanité. "Juré n°2" est un miroir cruel qui nous renvoie non seulement les facettes les plus sombres de la société, mais aussi nos propres contradictions internes, et nous force à questionner nos espoirs souvent naïfs de justice et d'équité.