Il est des premiers films qui marquent le cinéma par leur intensité. Des films qui vous happent par surprise. Pour le plaisir du geste, et pour l’émotion à l’impact. Jusqu’à la Garde n’est pas seulement une sensation de l’instant, c’est une révélation ; celle d’un réalisateur en devenir, et d’une expérience moderne sur le déchirement d’une cellule familiale. Sans esbroufe, ni larmes inutiles, Xavier Legrand ne se pose pas en juge et ne cherche nullement à inscrire son œuvre dans les conventions. Juste à en faire un témoignage. Une réalité dépeinte avec ses subtilités, sa complexité et son approche cinématographique. Comme pour laisser infuser le Cinéma dans le réalisme des faits et en décupler la portée. Une œuvre faisant de sa faute d’amour, ou plutôt de sa tragédie actuelle, un thriller où le masque du père se déchire dans le silence de la loi.
Sa seule scène d’ouverture, d’une austérité procédurale, suffit à faire d’une simple audience de conciliation, un moment de tension extrême, où la plai(e)doirie des maux se dissipe dans les anxiogènes silences de l’instance. Toute sa puissance se puise dans sa neutralité, cette objectivisation de la séparation par la violence des formalités : statuer en premier et dernier ressort pour réduire à des qualificatifs juridiques les blessures humaines d’une « femme à abattre ». Le spectateur vit quant à lui la scène à travers le juge, sans repères, perdu au milieu des requêtes et des procédures. Comme une manière de nous exposer les personnages par leurs apparences. Et d’une certaine façon, multiplier les regards, les points de vue et les interrogations sur la situation en présence. Dévoiler des charges : un père violent, une femme effondrée, un mari possessif, des enfants apeurés, une fille blessée. Puis douter des versions exposées, par application du principe du contradictoire. Autant de raisons que de buts à poursuivre et de faux-semblants à sauvegarder. Car Jusqu’à la Garde se dessine au fur et à mesure que les périls grandissent.
De ce déshabillage mécanique et graduel, Jusqu’à la Garde condense toute sa violence dans la retenue, la sobriété et le réalisme de sa réalisation. De ce fait, Xavier Legrand construit son œuvre dans la continuité de ce qu’il avait amorcé avec Avant que de tout perdre. Une fuite contre les larmes et les bleues. Une course de paroles, de formalités, et de procédures là où l’évasion matrimoniale se fait dans la sueur et la peur. Et à l’aveugle violence domestique, et la difficulté de partir, ne restait que le courage de fuir. Car Xavier Legrand pressait cette détermination en la focalisant sur l’urgence de l’action. Tout en ne montrant jamais les coups pour mieux les révéler dans l’espace « familial » qu’est le supermarché. Déjà, il faisait de son drame du quotidien un thriller où le suspens reposait sur le mouvement continuel de sa vigoureuse femme blessée.
Dans Jusqu’à la Garde, alors que les chaînes conjugales se brisent légalement, l’emprise demeure : d’un mari sur l’amour devenu peur de sa femme, d’un père brutal sur ses craintifs enfants. Comme un renvoi au Code Napoléonien où s’exerçait la toute puissance du « chef de famille » ; une manière de nous montrer que le patriarcat n’est pas une notion révolue, mais un fléau assigné à résidence dans une sourde influence. Et dans cette tension en crescendo, chaque action de ce père prend une forme de vampirisation : absorber les liens jusqu’à ce qu’il ne lui reste que sa propre folie. L’Image d’un « pervers narcissique », manipulateur lorsqu’il s’agit d’amadouer les autres ; à l’image de cette séquence où il se cache derrière un masque de larmes, avant d’étreindre sa femme, impuissante face à cette manœuvre dolosive.
Et en l’espace d’une scène, Jusqu’à la Garde bouscule. Une transition entre deux tournants, sous forme de plan séquence, où Hitchcock ferait son De Palma (le maître s’inspirant de son élève) dans un instant de perfection. Un « sas » (selon le terme employé par le réalisateur) où l’émotion nous déchirerait par la minutie de ces plans à cran. Par la multiplicité des regards, l'ambiance festive et la fluidité de la caméra, celle-ci distille un panel incroyable de sensations: de la joie à la menace, de la peur aux fissures intérieures, tout y est d'une incroyable maîtrise. Une menace virevoltante dans une joie apparente, là où les déplacements se font de plus en plus nerveux, et les regards de plus en plus sérieux.
Une articulation donc autour des regards, des respirations et des silences. Mais aussi autour d’un hymne. Celui d’une femme battue dans la tourmente de son mari : Et Mary, aussi fière, continue de brûler. Une version aussi symbolique que structurellement cohérente : du calme réservé de son début à l’accélération soudaine de son cours, la violence éclate dans l’énergie de son requiem pour un adieu. Tina et Ike continuent de chanter. Le Rolling on the River résonne alors que se dessine la détresse à venir.
Working for the Man every night and day
And I never lost a minute of sleeping
Worrying 'bout the way things might have been
Ce qui sera n’est que l’affirmation de la logique dans laquelle s’était engagé Xavier Legrand. Une séquence, interminable, où la brutalité du réel s’étire dans un temps en continu. En résultent des serrements au cœur au service d’une dramaturgie « totale ». D’un interphone en mouvement à la baignoire des pleurs, Jusqu’à la Garde se mue soudainement en un Shining du vécu, là où le fantastique se transforme en une horreur « ordinaire ». A coups de hache ou de fusil, les portes s’ouvrent pour laisser pénétrer un chasseur dans la nuit. Une immersion nécessaire, via ces gros plans pour percer les apparences, et pour faire du spectateur un membre actif de l’intrigue, impuissant face à la violence de l’écran. Car le film de Xavier Legrand explore la tension à travers la banalité des choses (un klaxon, une sonnerie, etc.), comme une projection mentale dans cette réalité devenue oppressante et effrayante.
A cet effet, Xavier Legrand déploie une mise en scène exemplaire de fluidité et de sobriété. Une impression de simplicité pour une minutie des cadres et des références. Chabrol, Hitchcock, Laughton ne sont jamais très loin. Et pourtant, l’assimilation est telle que tout se joue dans la subtilité de cet assemblage. Mais il faut dire que la relation fusionnelle entre les acteurs et leur interprétation participent à faire oublier ces inspirations. Léa Drucker émeut en mère meurtrie, le jeune et débutant Thomas Gioria estomaque de réserve par sa maîtrise de la souffrance, alors que Denis Ménochet nous foudroie de son intense et brutal regard. Une performance digne du prêtre Mitchum, là où l’on ne désire qu’une seule chose : Que la bête meure…
Au souffle retenu de la séance, Jusqu’à la Garde impressionne par son traitement audacieux de la désagrégation d’un couple, loin du paradis conjugal. De l’étude d’une réalité pour en faire du cinéma, Xavier Legrand fait le choix de cultiver le mystère pour dévoiler la souffrance derrière les apparences ; la perte de l’innocence au milieu d’une séparation ou l’abandon à la violence quand l’amour n’est plus qu’une faute à corriger. De son sens inné de la tension/ l’attention, la parfaite tenue de Jusqu’à la Garde en fait un coup de maître qui porte l’audace des Grands.
I focus on the pain
The only thing that's real