JUSQU'À LA GARDE (Xavier Legrand, FRA, 2018, 93min) :
À partir d’un drame austère absolument captivant, autour de la désagrégation de la cellule familiale et la bataille pour la garde d’un enfant, Xavier Legrand livre une phénoménale fiction qui a marqué de son empreinte l’année cinématographique 2018.
Rare sont les films où l’expérience de la salle nous laisse titubant en quittant l’écran, complètement groggy par ce que l’on vient de découvrir plein écran. Cette œuvre magistrale s’inscrit directement dans le panthéon de mes séances les plus intimement remuantes que ma vie a eu la chance de vivre en pleine Lumière…
Ce poignant drame social nous plonge dans le quotidien du couple Besson en pleine séparation et qui se déchire la garde de Julien le plus jeune enfant âgé de onze ans. Xavier Legrand, acteur formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris est découvert en tant que réalisateur par le biais du remarquable court-métrage Avant que de tout perdre (2012) récompensé par le César du meilleur court-métrage en 2014. Cinq ans plus tard, il reprend les mêmes acteurs principaux pour décliner une intrigue similaire qui va se voir récompenser cette fois-ci à la Mostra de Venise 2017 (Lion d’argent du meilleur réalisateur, Lion du futur, Prix “Luigi de Laurentiis” du meilleur premier film) intensifiant l’attente de sa sortie sur nos écrans hexagonaux.
Pour son premier film le cinéaste s’attaque frontalement au sujet très délicat des violences intrafamiliales. Dès la première longue scène inaugurale en plan-séquence montrant le couple devant le juge des divorces en charge de décider si Julien doit être en garde exclusive chez sa mère, qui le réclame à cause de comportements violents vis à vis de son fils, ou en garde alternée avec le père, l’aspect très fouillé quasi-documentaire s’avère extrêmement brillant dans l’écriture presque clinique de cette confrontation et la disposition des cadres. D’entrée de jeu le spectateur est ballotté par le doute, entre le discours froid en termes juridiques et certains atermoiements dans l’attitude et les moindres gestes des parents, le flou occupe totalement notre esprit en ce qui concerne la véracité des faits reprochés. Puis le réalisateur, insidieusement, distille la peur par le biais d’une magistrale mise en scène au scalpel d’une maîtrise sidérante, oriente son film de prime abord naturaliste, vers un thriller psychologique absolument tétanisant, ou chaque séquence amplifie le climat de tensions et petit à petit déchire nos doutes malgré notre refus de l’impensable. Chaque plan est d’une précision diabolique, dans le choix des cadres, la durée des scènes qu’elles soient étirées ou coupées abruptement, et nous fait épouser différents points de vues, par le biais d’un placement de la caméra très étudié.
La réalisation sans esbroufe trouve également toute sa puissante et son angoisse dans le travail du son envahissant à travers de nombreux bruits d’objets usuels quotidiens (bruissements divers, alarmes de ceinture dans une voiture, horloge, sonneries de téléphones portables, portes qui claquent, interphone…) où l’absence de conversations audibles encore plus inquiétant, notamment lors d’une scène dans une salle des fêtes. Une dramaturgie sonore épatante. Tout au long du film, le spectateur ressent une boule au ventre où comme une main qui serre le cou pour nous étrangler un peu plus avec un intense récit crescendo de plus en plus tendu, au bord du précipice. Avec maestria Xavier Legrand, par l’écriture ciselée de chaque scène, nous inocule inexorablement la sensation de frousse et nous entraîne par le biais d’une narration inéluctable vers des sommets de suspense, et vers l’épouvantable où le spectateur pris aux tripes fait corps, soudainement tétanisé comme certains des protagonistes.
Cette asphyxiante fiction réaliste convoque par certains aspects très bien digérés, le génie d'Alfred’Hitchcock, le naturalisme de Maurce Pialat, des références cinéphiles comme La nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton ou encore Shining (1980) de Stanley Kubrick pour en faire un sensationnel objet de cinéma personnel. Avec la même rigueur, le cinéaste opère une direction d’acteurs absolument stupéfiante avec des interprètes époustouflants : la bouleversante et épatante Léa Drucker, le prodigieux Denis Ménochet et l’impressionnant Thomas Gioria, révélation hallucinante par sa justesse et maturité de jeu. Une œuvre virtuose à tous point de vue qui marque durablement les esprits après la projection. Rien ne sera plus comme avant…
Malgré l’appréhension du sujet douloureux, n'hésitez pas à (re)découvrir ce retentissant coup de projecteur sur les violences quotidiennes à l’intérieur des couples, au sein de l’éblouissant Jusqu’à la garde. Étouffant. Puissant. Éprouvant. Nécessaire. Un véritable coup de maître !