Et si le meilleur film d’épouvante de 2018 était français, dénué de sang, de zombie ou de toute référence au paranormal ?
En abordant la question sociale et tristement banale d’un divorce violent, Xavier Legrand signe un premier long métrage exemplaire : incisif, superbement dirigé (des enfants aux parents, le casting est absolument incroyable), sur la crête en termes d’effets savamment dosés et de pudeur.
Rien de tel, pour réellement embarquer son spectateur, que d’opter pour l’épure, et gommer tous les ressorts traditionnels du drame. La première séquence d’audience au tribunal en est l’exemple type : d’une précision acérée, elle retranscrit avec brio la tension sourde, presque sauvage, qu’une institution tente, tant bien que mal, de contenir. Les protagonistes n’ont presque pas la parole, s’en remettant aux avocats qui formulent comme il se doit requêtes et reproches. La suite, on le pressent, sera la dénégation d’un tel cadre et la lente mais inéluctable remontée de la passion destructrice. La réussite du prologue tient aussi dans la mesure du regard porté sur le contexte : s’identifiant au personnage du juge, le spectateur est bien en peine de donner l’entière raison à un camp par rapport à l’autre.
Xavier Legrand exploite plusieurs itinéraires de délestages pour installer cette atmosphère étouffante : le silence, la plupart du temps (pas de musique extradiégétique), la longueur de certaines séquences (les trajets en voiture, par exemple), et la répétition : dans ce récit où tout fonctionne autour d’un système préconçu de garde alternée, d’horaires et de temps d’accueil, le mari devient un fauve en cage cherchant, coûte que coûte, la faille lui permettant d’entrer en contact avec son ex-femme.
Le hors champ devient un protagoniste : c’est celui d’une femme en fuite, obsession d’un mari dévoré par l’abandon et la haine, et qui dérobe tout ce qui permettrait de la retrouver : numéro de téléphone, adresse, voire sa présence physique en feignant d’être ailleurs. C’est celui du mari en question, qui rode et contamine les scènes les plus anodines, jusqu’à cette visite d’un nouvel espace (la dispute des enfants sur la répartition des chambres dans l’appartement) ou une soirée d’anniversaire où les yeux de l’adolescente chantent un autre effroi que sa voix.
Denis Ménochet, incroyable de massivité fragile, parvient à donner une réelle épaisseur à son personnage parce qu’il sait dans un même élan incarner le désespoir et la seule alternative qu’il lui trouve, la violence. Ses yeux, qu’il semble avoir empruntés à Mitchum jettent le trouble sur son personnage, qui dépasse ainsi largement celui du monstre qu’on aura pu catégoriser dès le départ. Sur le même principe, face à lui, Léa Drucker compose une partition complexe où se mêlent la vulnérabilité et la résistance, voire une certaine dureté qui, en un sens, exacerbe l’impuissance de l’homme qu’elle rejette.
Bien entendu, la trame du thriller qu’emprunte Legrand suppose quelques invariants : son fusil est un peu trop tchekhovien, et l’altercation du père avec ses propres parents peut-être un peu brusque, afin de justifier un nouveau pallier dans son désespoir.
Mais on passera volontiers sur ces très légères maladresses : toute la séquence finale, assumant le genre qu’elle convoque, parvient le tour de force assez rare d’exploiter les codes d’une dramaturgie au profit d’un drame réel, que le spectateur n’a jamais perdu de vue. La tension, l’appréhension, l’explosion cathartique sont celles de réels personnages, et donnent au traditionnel délice du frisson l’épaisseur bien plus éprouvante de l’effroi.
Ce sens de la synthèse fait toute la réussite du film : Xavier Legrand signe une œuvre profondément française (puissance du jeu, thématiques sociales, rigueur du regard, importance des personnages secondaires, exigence du rythme) alliée à une maitrise cinématographique et narrative qui exacerbe ce qui relève traditionnellement du documentaire. Fond émouvant, forme efficace : excellent travail.
(8.5/10)