Ce qu'on ne peut pas enlever à Xavier Dolan, c'est qu'il est fidèle à lui-même. Je ne suis jamais surpris, et il a le don d'aller toujours plus loin, et de façon toujours plus cohérente dans ce qui caractérise l'essence de son cinéma. Et je lui suis reconnaissant pour ça d'avoir fait Juste la fin du monde, parce que je comprends maintenant précisément ce que je déteste dans son cinéma, et plus généralement, ce que je déteste dans le cinéma.


Ce que je pense, c'est que Xavier Dolan méprise absolument toute espèce d'empathie entre le spectateur et ses personnages. Ce que j'entends par empathie, c'est la somme des contradictions d'un personnage, sa complexité, qui résonne de façon bizarre et lointaine dans l'esprit du spectateur, et qui l'envahit soudain tout entier, et le submerge, après un très long travail d'apprivoisement. C'est un sentiment qui vient de la tête, un sentiment qu'on refuse d'abord, puis qu'on accepte, contraint, puis émerveillé qu'une singularité indicible de soi ait pu être cernée dans un film (Kieslowski est le plus grand cinéaste de l'empathie). C'est avec une grande humilité, une grande pudeur et un grand respect qu'on peut atteindre ça dans une œuvre d'art, et quoique j'essaie de mettre des mots dessus, c'est quelque chose "qui se tait".


L'empathie à la Dolan, c'est exactement l'inverse. C'est quelque chose de dicible, de bavard et surtout de formel. Je dis formel parce que je crois que le cinéma de Dolan n'est qu'une succession de couches de maquillage étalées "à la truelle". D'abord il y a le contexte du film : cinq des acteurs français les plus chers, les plus chics, les plus à succès, gravés sur la pellicule la plus coûteuse du monde. Mais ça ce n'est pas si important. Ce qu'il y a de vraiment authentiquement formel, c'est que ses personnages, dès le départ, sont chacun un seul et unique mot : le taciturne, la folle, la bègue, la chiante, l'énervé. Nul besoin de préciser à qui appartient chacun de ces qualificatifs, puisque, n'étant rien d'autre que ça, ils sont immédiatement reconnaissables. De là, c'est du cas par cas. "Tu montes dans ma chambre", c'est un prétexte pour entendre la chiante se plaindre, "ça va?" entre la cuisine et le jardin, pour écouter la bègue bégayer, "dis pas à Antoine que je fume" pour entendre la folle monologuer, "viens chercher des clopes avec moi" pour regarder l'énervé s'énerver. Des prétextes, jamais des motivations. Souvent, on remarquera que pendant que tous ces personnages parlent et parlent et parlent encore, le taciturne divague, il y a de la musique, et on s'éloigne (dieu merci) des personnages, on leur fait fermer leur clapet, au moins en imagination, parce que Dolan a bien compris que ce qu'ils racontaient n'avait rien d'intéressant (le meilleur exemple, c'est quand Gaspard répète à Léa ce qu'elle vient de dire pour lui prouver qu'il écoutait, alors que même le spectateur ne l'a pas entendue), et qu'il valait mieux tourner autour du nombril du taciturne. J'entends déjà que c'est adapté d'une pièce de théâtre, et qu'au théâtre les personnages n'ont que la parole pour être cernés du public, vu qu'on ne voit pas leur visage d'assez près...


Dans Juste la fin du monde, les gros plans c'est un peu comme le format carré de Mommy, une façon dictatoriale d'oppresser le spectateur et de forcer son regard. Dolan pense très certainement que ces gros plans, cet échange de regard long et mystérieux entre la bègue et le taciturne avec de la musique et des voix loin derrière, que tout ça va faire pénétrer le spectateur au fin fond de l'âme de ses personnages, et pourtant je pense que l'effet est symétriquement inverse. Toutes ces tentatives de "pénétration" ont pour effet de mettre une distance monumentale entre les personnages et le spectateur, de façon à ce que le spectateur n'ait même plus l'idée d'aller chercher les recoins mystérieux et complexes d'un être humain, et qu'il se laisse totalement bercé par la superficialité des sentiments à l'œuvre chez chacun d'entre eux. A partir du moment où cette distance, ce gouffre a été installé entre les personnages et le spectateur, Dolan n'a plus qu'une seule chose à faire : balancer la sauce. Il fait un gros plan sur chacun de ses comédiens et il leur dit "jouez, jouez tout ce que vous pouvez, soyez du sentiment, du pur sentiment, de la caricature du sentiment, et balancez tout à la face du spectateur, remuez-lui ses tripes, secouez tout ça, faites pleurer, faites rire". Quant à filmer le souvenir au détour d'un clin d'oeil ou d'un vieux matelas, il ne faut filmer que des images floues, embuées, ralenties, incernables, car n'est-ce pas, c'est ce que sont les souvenirs, et ainsi on crée un lien sous-terrain entre chaque personnage, auquel on ne comprend rien puisqu'on nous y interdit l'accès, mais on sait qu'il existe, et comme il a été montré avec des effets de style, on veut bien faire semblant de ressentir quelque chose. Et voilà la recette du succès : "le spectateur : un bouton pour faire rire, un bouton pour faire pleurer", l'empathie du ventre, des intestins, celle qui n'a rien d'humain, celle qui est binaire, qui pourrait être comprise et imitée par une machine.


Et Dolan, autour de ça, invoque d'autres conditions : l'annonce du décès. J'ai oublié, d'ailleurs, cet élément. Je l'ai oublié car cette douleur, ce travail, cette attente, Dolan ne les filme pas. Il filme Gaspard Ulliel le taciturne, de même qu'il filme Vincent Cassel l'énervé... etc. Alors il faut qu'il le rappelle à travers un coup de téléphone, ou une introspection momentanée... Il invoque aussi la canicule "c'est la canicule qui nous rend tous fous", il faut que les personnages le disent et le rappellent, parce que sinon on voit juste un journée d'été légère où personne ne transpire et tout le monde est correctement habillé. Il faut attendre l'orage et la scène terrible pour qu'enfin on les voit transpirer. A ce moment, Dolan invoque aussi la lumière jaune qui vient baigner la fureur de tous ces personnages (cette fureur à laquelle, j'insiste, on ne comprend rien, mais dont on se délecte de toutes les couleurs du jeu, du superficiel, du spectaculaire, du cirque), parce qu'il faut absolument tout maîtriser, et que tous les éléments concordent pour que les paillettes balancées (sous couvert d'une ridiculement fausse austérité "théâtrale"), soient les plus brillantes, les plus denses, et que le spectateur n'en puisse même plus fermer les yeux.


Voilà ce qu'est Xavier Dolan : un buisnessman des sentiments, un cinéaste qui sait très bien séduire parce qu'il a tout compris à la forme des sentiments, et à comment les balancer à la face de ses spectateurs pour les émerveiller immédiatement, sans qu'ils aient à réfléchir ou à apprivoiser quoique ce soit, sans qu'ils aient le moindre chemin à parcourir pour comprendre un personnage, un humain. Il a trouvé la recette low-cost du sentiment, et c'est le premier, et c'est ce qui fait tout son génie. Mais pardonnez-moi, c'est tout sauf du cinéma.

Rozbaum
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le 29 sept. 2016

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