Il peut être intéressant de visionner dans une relative proximité temporelle ce long-métrage de Hong Sang-soo, né le 25 octobre 1960 à Séoul, et le dernier film en date d'Emily Atef, le bouleversant « Plus que jamais » (2022), tant la thématique est proche - une femme encore relativement jeune se trouve confrontée à l’approche de sa mort prématurée, par maladie -, tout en donnant lieu à deux types de traitement radicalement différents. Autant l’œuvre européenne offre une forme classique, l’inventivité et la recherche animant essentiellement le fond, autant l’œuvre extrême-orientale n’en finit pas de créer sa propre forme, comme poussée dans ses retranchements par le questionnement abordé.

En véritable homme-orchestre, le réalisateur sud-coréen ne se contente pas d’assurer seul la réalisation et le scénario, il se charge également de la photographie, du montage, de la co-production, avec Jeonwonsa et Kim Minhee, et même de la musique ! Une polyvalence qui lui permet une grande légèreté lors du tournage, puisque seul l’accompagne, en guise d’équipe technique, un preneur de son, Seo Jihoon. Le scénario s’élabore au fur et à mesure, insufflé par les personnages et les circonstances. Seuls sont prédéfinis les acteurs et les lieux. Ensuite, Hong Sang-soo considère que c’est à lui de percevoir de quelle histoire pourra se faire porteur l’acteur qu’il a choisi, dans une interaction avec les autres protagonistes, l’espace et même la météo, puisqu’il ne craint en rien l’imprévu, mais le reçoit au contraire comme un don.

  Sangok est incarnée par Lee Hyeyoung. Toutes deux, l’actrice comme son personnage, ont connu le succès dans les années ‘80. Sangok est supposée revenir des États-Unis, où elle vit, afin de rencontrer, dans sa Corée natale, un réalisateur de renom qui souhaite la faire tourner : Jaewon, porté par Kwon Haehyo, un fidèle des films de Hong Sang-soo depuis 2012. L’image cueille la belle, la cinquantaine florissante, à son réveil, dans un appartement, chez sa sœur (Cho Yunhee), qui l’héberge. Essentiellement construit en un diptyque d’intensité délibérément déséquilibrée, le film prend son temps pour installer les enjeux.

D’emblée, une voix off, très ponctuelle, vient tendre l’action ; celle de Sangok, non pas commentant les événements comme on le voit souvent faire, mais correspondant à la voix intérieure du personnage, d’abord écrivant dans son petit carnet puis se parlant à elle-même, et formulant des sortes de prières, ou d’actions de grâce, selon. Il ressort de ces paroles un rapport particulièrement dense au présent, à l’intime, à ce qui se vit, ou peut encore se vivre, si bien qu’à cette intensité se superpose irrésistiblement une sensation d’éphémère, de fragilité, de menace, qui vient en quelque sorte combler le relatif ennui dans lequel se déroule la première partie de journée, pourtant très affectueuse, avec la sœur.

Il faudra attendre le rendez-vous avec le réalisateur, Jaewon, pour que l’intrigue achève de se nouer et que le duo, autour d’une scène de repas bien arrosé, comme souvent chez Hong Sang-soo, explose véritablement sous le régime d’une électricité portée à son comble. Le filmage très souple, en longs plans-séquences au sein desquels le réalisateur laisse éclore ce qui doit advenir, confronte le spectateur à une incroyable impression de présence, comme si toute distance spatio-temporelle était abolie et qu’il prenne directement part à la scène, si ce n’est en acteur, du moins en témoin très rapproché. L’urgence, le suspense, la tension, l’émotion deviennent siens, même lorsque cette dernière a l’élégance de se dérober sous un rire. Apparaît ainsi, brûlante, toute la problématique : comment retenir ce qui s’offre si près, à portée de main, « juste sous vos yeux » ? Comment concevoir que toutes les promesses ou tous les possibles dont cette présence est porteuse soient simultanément promis à un proche effacement ? Comment annoncer, comment énoncer un tel paradoxe ?

Une nouvelle et ultime fois, le rire se proposera, comme planche de salut énigmatique : autodérision ? misanthropie ? conscience de la vanité des choses humaines ?… Même si une part de déception finit par s’imposer, semblant indiquer que les plus beaux rêves ont une fin, Hong Sang-soo aura toutefois réussi la prouesse de redonner ses lettres de noblesse, par le biais du cinéma, à l’adverbe de la langue française « maintenant », en nous permettant réellement de tenir entre nos mains le bonheur d’un présent incroyablement intense, ce qui n’en souligne que de façon plus hurlante le scandale de la disparition, lorsque cesse ce présent épiphanique.

AnneSchneider
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Films où il est question de la paternité, frontalement ou latéralement.

Créée

le 20 nov. 2022

Critique lue 60 fois

3 j'aime

2 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 60 fois

3
2

D'autres avis sur Juste sous vos yeux

Juste sous vos yeux
Virgule1
9

Conclure

En début d'année, en introduction pourrait-on dire, sortait Introduction de Hong Sang-soo : le film, qui était déjà en février le plus beau de l'année, annonçait parfaitement la suite de 2022, du...

le 20 nov. 2022

6 j'aime

2

Juste sous vos yeux
Cinephile-doux
7

Au jour le jour

Quel autre cinéaste que Hong Sang-soo pourrait se permettre une conversation anodine de près de 30 minutes, entre deux sœurs, pour ouvrir son film. Il est vrai que le temps est une notion flottante...

le 24 déc. 2021

5 j'aime

Juste sous vos yeux
Kenshin
5

Alors comme ça tu vas au cinéma.

Quand bien même je n'ai rien écrit depuis des lustres. Et quand bien même je n'ai plus rien envie de publier ici, il m'est venu, à tout hasard d'une divagation, d'une digression avec moi même ceci...

le 29 sept. 2022

3 j'aime

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

80 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

74 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

71 j'aime

3