Kadosh s'ouvre sur un long plan-séquence : un homme se lève, se lave, s'habille, fait sa prière. "Sois loué, Dieu, qui ne m'as pas fait femme". Voilà, le ton est donné avec la prière matinale du juif orthodoxe, évoquée par Simone de Beauvoir dans l’introduction du Deuxième Sexe... Une femme, au premier plan, est encore assoupie. La sienne : il la réveille avant de partir, s'étonne que son visage soit luisant. "Nous les femmes pleurons même pendant notre sommeil" lui répond-elle en substance. Notamment quand elles épluchent des oignons (idée reprise par Amos Gitaï de Milou en mai de Louis Malle, qui commence ainsi ?).
On ne va pas tarder à comprendre ce qui les fait pleurer.
Rivka est mariée depuis 10 ans à Meïr sans lui avoir donné d'enfant. Or, la femme est faite pour ça, exclusivement pour ça, comme le rappelle le rabbin à Meïr, son étudiant de fils. On lui accorde 10 ans et si ça ne donne pas de résultat, eh bien on en change. L'ironie de l'histoire, c'est que des examens montreront que la stérilité ne venait pas de Rivka... Mais cela, jamais la jeune femme n'osera le dire à son mari.
On va donc annuler ce mariage puisqu'ici, chez les juifs orthodoxes, ce sont les rabbins qui font la loi jusque dans l’intimité d’un couple. Et l'amour dans tout ça ? Il y en a bel et bien entre Rivka et Meïr. Rivka voue à son époux un amour sacrificiel. Elle accepte son sort, tout en restant fidèle à celui qu'elle aime. Face à elle, Meïr est tiraillé, entre ses sentiments pour sa femme et ce que dicte son Dieu, par la bouche de la hiérarchie religieuse. Il ne s'agit pas de transiger, il faut être rigoureux, lui rappelle son collègue Yossef à l'issue d'une de ces arguties savoureuses dont les Juifs ont le secret, ici sur le droit de verser du sucre sur le thé un jour de sabbat !... Meïr est un faible : il acceptera donc de prendre une nouvelle femme.
Rivka a une soeur qui est tout son contraire : Malka. Malka est une rebelle, elle ne veut pas se marier et aime un "laïc", autrement dit l'ennemi suprême pour les rigoristes. Il chante même dans un bar, c'est vous dire le niveau de décadence atteint par ce Yaakov. Laïc, mais on est tout de même en Israël, donc ce qu'il chante puise dans le vocabulaire religieux !
C'est Roméo et Juliette : Malka est contrainte d'épouser Yossef, selon les commandements du rabbin tout autant que de sa propre mère. On n'échappe pas aisément aux siens. Amos Gitaï nous montre la cérémonie de mariage, où la gêne réciproque des deux époux est palpable, au milieu des chants joyeux. Avec Yossef, Malka n'est pas tombée sur le plus nuancé des orthodoxes : une incantation assez fascinante nous le montre interpellant son Dieu, alors que les autres autour continuent d'étudier tranquillement. Il s'investit aussi politiquement, puisqu'en Israël religion et politique se contaminent mutuellement, en circulant dans les rues pour convaincre de nouveaux adeptes, mégaphone en main.
Résumons : une soeur mariée qui aime son mari mais est sur le point de se faire répudier, une soeur mariée de force à un homme qu'elle n'aime pas. Peu importe puisque toutes deux ne comptent pour rien. On connaît le sort de la femme chez les islamistes, moins celui qui lui échoit chez les fondamentalistes juifs, qui se défendent pas mal en la matière. Le film, sur le sujet, nous met les points sur les i.
Sans trop de manichéisme toutefois : tout le monde est un peu victime dans ce Kadosh - mot qui signifie "sacré" en hébreu. Ainsi Meïr est-il montré comme totalement paralysé, à l'image de la dernière scène où sa Rivka fait pourtant tout ce qu'elle peut pour éveiller ses sens. Quant à Yossef, il n'a pas les codes pour être avec une femme telle que Malka. L'un comme l'autre vivent dans des lieux assez misérables, suspendus aux maigres subsides de l'Etat leur permettant d'étudier toute la journée. Mais bien sûr, celles qui trinquent vraiment, ce sont les femmes. Pour l'exprimer, Amos Gitaï nous montre trois coïts.
Le premier est plein d'amour et de délicatesse : c'est celui qui unit Rivka et Meïr. Magnifiquement filmé, de dos pour Rivka et de profil pour Meïr. Rivka lui ôte son chapeau puis sa chemise, Meïr fait tomber sa lourde chevelure qu'il caresse, avant de glisser sur les épaules. L'étreinte est conforme au récit de sa nuit de noces qu'a fait Rivka à cette curieuse de Malka. Il s'en dégage une certaine poésie. L'amour tel qu'il devrait être : précisément celui qui va leur être enlevé...
Le deuxième est la nuit de noces de Malka, juste après qu’elle s’est coupé les cheveux en pleurant. Yossef commence à prier le Très-Haut pour trouver les gestes justes. Il semble n'avoir pas été entendu car l'accouplement est d'une rare violence. Le lieu est sordide et la lumière crue, en accord avec le moment. Le contraste est saisissant avec le coït gorgé d’amour entre Rivka et Meïr.
Le troisième coït est adultérin, entre Malka, qui s'est échappée en cachette de Yossef assoupi, et Yaakov, qu'elle est allée retrouver dans son bar. Ce coït-là est sensuel, presque cliché dans sa représentation, la femme caressant la poitrine musclée de l'homme tandis qu'il la dénude, devant des néons de couleur. C'est le coït "laïc", celui que montre le cinéma occidental, face inversée de sa nuit de noces. Pour l’avoir osé, Malka se fera corriger à grands coups de ceinturon. Laisse béton.
Les deux femmes se retrouveront allongées sur le lit de Rivka qui, exilée seule dans un petit appartement, ne dit plus un mot. Sa soeur l'enjoint de quitter la ville, tente de lui ouvrir les yeux, Rivka lui répond enfin, en un discours un peu grandiloquent. La scène est d'une longueur un poil complaisante.
Les yeux de Rivka ne sont pas cillés par les dogmes religieux mais par l'amour. C'est avec joie qu'elle se sacrifie pour l'homme qu'elle aime. Puisqu'il ne veut décidément plus d'elle, elle en meurt, un halo blanc passe sur son visage pour nous le signifier. La scène n'est volontairement pas crédible, elle relève du fantastique, ici mis au service du romantisme le plus pur : mourir d'amour...
Tout cela est filmé le plus souvent en gros plan (un peu trop peut-être, un peu plus de plans d'ensemble n'eût pas nui ?) pour coller au visage des deux actrices, toutes deux très belles (mention spéciale à la fascinante Yaël Abecassis). Le film est traversé par l'envoûtante musique de Louis Sclavis, parfois secondé de Michel Portal, Richard Galliano et Charlie Haden. Que du beau linge. La musique du clarinettiste exprime très bien la mélancolie intérieure qui émane des deux femmes. Un sentiment proche du blues, que ces jazzeux connaissent bien...
Amos Gitaï a expliqué avoir veillé à ne pas juger ses personnages. Son Kadosh n'en reste pas moins une condamnation franche du radicalisme religieux. Celui qui ne s'exprime qu'à coups de citations de la Torah, celui qui a oublié l'amour de chair et de sang, celui enfin qui ne voit en les femmes que des matrices créées pour peupler Israël de bons juifs - des hommes, on l'a compris. Gitaï en montre les rites (bains purificateurs, chants, danses, exhortations) mais ne cache pas les ravages d'un tel univers en vase clos.
Un film sensible, filmé (presque) sans complaisance, engagé sans être militant. Le jury de Cannes 99 y adhèra. Moi aussi.
7,5