Alors que résonnent encore dans ma tête les cuivres du thème musical clôturant le film, je me retrouve là, complètement ébahi devant la beauté du film que je viens de voir. Des baffes comme ça, on n'en a pas tous les jours ! La dernière remonte en effet à Harakiri, qui avait en commun d'avoir en principal acteur Tatsuya Nakadai, rien que ça... Mais arrêtons avec ma vie, et concentrons nous sur ce qui nous intéresse, c'est-à-dire ce chef d’œuvre absolu du Maître Kurosawa.
Tout d'abord, il me semble nécessaire de préciser que je ne suis pas un fan inconditionnel du réalisateur japonais. J'ai vu quelques-uns de ses films, et bien que j'ai adoré Dersou Ouzala par exemple, j'ai eu plus de réticence par rapport à Barberousse ou Les Sept Samourais, mais après ça, je pense que je vais sérieusement devoir m'y repencher.
L'histoire, vous la connaissez sûrement si vous lisez cette critique. Shingen Takeda, chef du clan Takeda décède malencontreusement alors que la guerre bat son plein. Mais avant de mourir, il avait établi un stratagème avec ses vassaux afin de protéger son clan en cette période tumultueuse : son sosie parfait le remplacera à sa mort pour une durée de trois ans.
D'emblée, si comme moi vous n'êtes pas familiers des noms des seigneurs féodaux japonais, préparez-vous à grincer des dents car à nul moment vous ne serez épargné, tant l'avalanche de noms, de rangs, de clans sera grande. Pire encore, je suis peut-être un peu bête mais j'ai eu bien du mal à distinguer, au moins pendant la première moitié du film le chef Takeda, son sosie, mais aussi son frère et conseiller Nobukado qui lui ressemblent énormément. Et ce dès la fantastique première scène du film, où l'on découvre les trois dans la pénombre échangeant un dialogue sur près de six minutes et posant d'emblée toute l'intrigue du film.
Si vous arrivez à faire avec cet obstacle dirons-nous, alors soyez prêts à vivre un film d'une intensité extrême.
Sans pour autant être contemplatif, Kagemusha adopte également un rythme lent et méthodique, surtout dans cette fabuleuse version longue de 3 heures. Kurosawa développe minutieusement son histoire pour que le spectateur puisse complètement apprécier l'évolution du personnage principal. Vivre la vie d'un autre n'est certainement pas une chose aisée, mais en plus passer de crapule à chef de clan, ça vous change une vie !
En effet, au centre de cette fresque historique narrant batailles, victoires et défaites, le sosie de Shingen, anonyme, sera tout d'abord forcé à le remplacer, mais surtout, en fera une obsession et adoptera peu à peu ses mimiques, son caractère et son intelligence. Il en fera même courber de respect ses vassaux qui parfois semblent ne plus savoir faire la différence entre les deux.
En plus d'être un des films avec la plus belle histoire que j'ai vu, il possède également une plastique à en faire pâlir plus d'un. Non content d’impressionner avec sa mise en scène dantesque, son montage habile et sa réalisation de chef, c'est réellement au niveau de la photographie qu'il est le plus fort. Jamais je n'ai vu un film avec d'aussi belles couleurs, et pour cause : Kurosawa s'en donne à cœur joie en mettant en scène des acteurs vêtus de costumes somptueux, de ciels bleus, rouges, jouant avec les ombres pour toujours rappeler au spectateur le titre du film, faisant flotter les bannières colorées des clans et des régiments, mettant en avant les emblèmes, tous plus beaux et puissants les uns que les autres, rien que ça...
Les scènes de bataille par ailleurs sont complètement jubilatoires, jamais une telle harmonie ne s'était dégagée d'une troupe de soldats en mouvement. Tels un élément naturel comme le vent ou l'eau, ils se meuvent parfaitement et quand les rangs sont brisés à cause de la guerre, c'est un véritable chaos sans nom. Quand les champs de batailles où jonchent les morts s'étendent devant nos yeux, impossible de ne pas se sentir tout chose. Car Kagemusha est aussi un film profondément humaniste.
Mais non, ça ne suffit de toute façon pas, puisqu'en plus de ça, c'est un véritable travail d'orfèvre qui a été réalisé sur la composition graphique, puisque chaque plan semble tiré d'une estampe japonaise. Elle permet également de faire briller les acteurs. Tatsuya Nakadai, impérial et brûlant, impressionne plus que jamais avec son charisme, son travail de composition, pouvant passer du rire benêt de la crapule à la puissance inébranlable telle la montagne de Shingen en une seconde. Chaque geste semble calculé au millimètre et on ne peut s'empêcher de frissonner rien qu'en le regardant, assis à genoux, s'emparer d'un repose-bras en bois et regarder de toute sa hauteur la scène devant ses yeux.
Le tout est littéralement emporté par la musique de Shin-ichiro Ikebe, épique grandiose, fantastique, à la fois discrète et présente et soulignant parfaitement l’œuvre de Kurosawa. Musical, le film l'est par ailleurs, puisqu'à plusieurs reprises nous aurons l'occasion d'assister à de véritables interludes musicaux, comme cette fantastique représentation de théâtre de No, absolument époustouflante tant la beauté qui s'en dégage nous subjugue.
De ma frêle expérience, Kagemusha est le plus beau film de guerre que je n'ai jamais vu, celui où les chefs de clan mélancoliques s'affrontent tout en se respectant, celui où les combats sont vus de manière intimiste sans faire l'apogée de la violence. J'espère ne pas avoir dit trop de sottises, et sur ce je file regarder Ran, en croisant les doigts pour me prendre une mandale aussi forte.