Verhoeven, réalisateur sulfureux, bien connu pour traquer l’animalité et la cruauté des comportements humains, j’avais pu en juger dans Basic Instinct, Black Book, voire Elle, son dernier film, où Isabelle Huppert nous fait plonger au coeur d’une perversité chère au cinéaste.
Mais avec cette réalisation de la période hollandaise de ses débuts, j’ai découvert, captivée, un film qui, oscillant toujours entre crudité et tendresse, possède la grâce.
Adapté des mémoires de Neel Doff, écrivain néerlandaise dont l’histoire a fait le tour de la Hollande à la fin du XXème siècle, le film relate, dans les années 1880, le parcours mouvementé puis l’ascension sociale d’une jeune ouvrière, issue d’une famille misérable de neuf enfants, qui n’a d’autre ressource que de se vendre pour subsister.
Tableau apocalyptique d’un siècle finissant, univers noir peuplé d’êtres vils et veules abrutis par la pauvreté, le récit aurait pu tomber dans un misérabilisme convenu, et pourtant, grâce à la fraîcheur enfantine et naïve de son héroïne, sa soif de vivre et sa combativité , il reste d’abord le cri d’espoir d’une jeune femme, vivant dans des conditions déplorables, mais qui, étrangement, telle une plante vivace poussée sur le terreau de la bêtise et de la crasse, semble échapper au déterminisme familial.
Sur le bateau, où elle embarque avec sa famille vers les rivages plus cléments, espèrent-ils, du port d’Amsterdam, la jeune fille, coincée entre tous ces migrants hâves et blêmes, entassés comme du bétail, s’abîme dans la lecture de son Jules Verne, portée par des rêves d’aventures, un léger sourire flottant sur ses lèvres à demi entrouvertes, comme si déjà le destin lui faisait signe, la marquant du sceau de la différence.
Et ce visage frondeur et juvénile, qu’encadrent de folles mèches de cheveux blonds soulevés par le vent du large, ce minois, entouré d’un halo doré, aux airs de petit poulbot, qui nous happe dès les premières images, répond au nom de Katie Tippel.
Sa spontanéité fait sa force, elle aborde la vie avec une formidable confiance, une sorte de foi en son étoile, alors même qu’elle est confrontée aux vices d’une société phallocrate où la femme n’est qu’une marchandise qu’on achète à vil prix et qu’on jette quand elle a servi.
Sa jeune soeur, elle, déjà souillée par une vie de débauche, n’hésite pas à s’exhiber, nue, dans des postures impudiques, voire honteuses, devant des vieillards libidineux au regard lubrique, pour assurer sa subsistance, source facile de revenu quand on naît fille et misérable.
Monique van de Ven, Katie, illumine l’écran de son charme enjoué, et l’on suit, le sourire aux lèvres, son jeu d’ombres chinoises, quand, attendant son patron, elle mime de ses mains la gueule du loup, s’amusant comme une gamine, à l’instant où surgit brusquement à ses côtés l’homme nu, la Bête en rut, qui, d’un coup de reins sauvage, étouffe le rire dans la gorge de “l’enfant” : scène d’autant plus saisissante que le réalisme brutal du viol succède à une légèreté innocente et ludique.
Toutefois, ce n’est pas en femme blessée que Katie réagit, mais en enfant ivre de vengeance : une pierre lancée dans la vitrine du magasin et la jeune fille se sauve dans un grand éclat de rire, prompte à jeter sur les êtres et les choses un regard naïf, étonné, voire amusé, y compris dans les situations les plus extrêmes.
Plus tard, c’est en robe rouge, largement décolletée, oeil charbonneux et bouclettes blondes, que Katie “part à la pêche” , dûment escortée de sa mère, qui, figure stigmatisée de la privation et de la misère, veille au grain, suivant d’un oeil inquisiteur la montée à l’étage dans l’infâme réduit, pour la bonne marche des opérations.
Un demi sou récompensera la “docilité” de Katie sans pour autant satisfaire sa mère, dévolue au rôle de maquerelle.
Mais toujours , chez la jeune femme, au milieu des pires épreuves, cette même faculté d’étonnement, cette naiveté touchante qui lui fait humer l’atmosphère viciée comme un bol d’air pur, jeune poulain un peu fou mais pas indomptable, qui n’attend que le moment.
Et c’est ce naturel confondant, ce regard d’enfant toujours surprise, cette fraîcheur unique qui vont finalement la propulser dans le monde des artistes et des nantis.
Grâce à un peintre dont elle devient la muse, la petite fille née dans la dèche, fait ses premiers pas dans la haute société.
La princesse a remplacé la petite souillon et son ami blond s’appelle Hugo (un tout jeune Rutger Hauer débordant de charme et de charisme) : belles robes, promenades en amoureux, restaurants de luxe, cours d’équitation, Katie est heureuse :
-On est bien comme ça !
S’écrie t-elle spontanément quand le jeune homme, un soir, lui fait part de ses soucis.
Mais “Cendrillon n’est qu’un conte, et le prince n’est pas charmant”...
L’une des premières oeuvres de jeunesse de Verhoeven que je regarde, bien loin de sa période américaine et de ses films hollywoodiens à gros budgets, axés sur des récits de science–fiction qui ont fait sa réputation, comme Starship Troopers ou Robocop, pour ne citer que ceux-là.
J’en ai aimé le côté plus modeste et proche de la vie quotidienne, le sujet du film s’inscrivant dans le destin et l’innocence ou plutôt le refus de la perte de l’innocence, joué par une actrice incroyablement naturelle, qui attendrit sans jamais apitoyer, la grande force de cette oeuvre cynique et finalement désespérée, où entre pauvreté et ascension sociale, soumission et prise de pouvoir, “le réalisateur déploie les grandes thématiques des sagas qui en disent long sur la nature humaine.”
https://www.youtube.com/watch?v=jXVvfECqxDM