Il est une ville qui respecte et protège les chats errants, sans envisager leur multiplication sous l’angle hygiéniste ni adopter, vis-à-vis d’eux, la position phobique qui consiste à prétendre maîtriser le vivant. Maîtriser, autrement dit, bien souvent, limiter, donc empêcher de vivre, soit en empêchant de naître, soit en faisant mourir. Ainsi, ces villes maritimes, dans lesquelles la population se plaint des goélands et, pour ne plus se voir indisposée par leurs cris, empoisonne ses toits ou, charitablement, entreprend des campagnes de stérilisation des œufs...
Rien de tel à Istanbul, ville natale de la réalisatrice Ceyda Torun qui, après l’avoir quittée à onze ans et avoir parcouru le monde (Jordanie, USA), revient vers son lieu d’origine pour y filmer les chats qui ont été ses compagnons de jeu, dans l’enfance. Les chats et, comme l’annonce le sous-titre, les rapports que les hommes entretiennent avec eux. Le souvenir du film de Xavier Beauvois, « Des Hommes et des Dieux » (2010), s’éveille inévitablement au contact de ce sous-titre. Et ce rapprochement n’est pas vain, puisque, si l’on met en parallèle les termes ainsi accouplés, les deux groupes nominaux associés aux hommes entrent dans un rapport d’équivalence : « Des Chats / Des Dieux »... De fait, dans cette ville très majoritairement musulmane, les chats, loin d’être assimilés au Diable ou au Mal comme ils le sont dans l’univers chrétien, sont considérés comme des créatures semi-divines, dont il faut avant tout respecter et protéger la liberté. On sait par ailleurs que le prophète Mahomet est supposé avoir eu une chatte, qu’il aimait tant qu’il dormait avec elle et l’emmenait partout avec lui, même à la mosquée. D’où, dans le monde musulman, la liberté absolue dont jouissent, et abusent, ces petits félins, d’aller où bon leur semble. C’est adossée à toute cette culture que Ceyda Torun peut ainsi rapporter ces propos : « Les chats sont conscients de l’existence de Dieu, à la différence des chiens, qui prennent l’homme pour Dieu. Les chats, eux, savent que l’homme n’est qu’un intermédiaire... »
Ces principes étant posés, et quelques gros plans sur les yeux profondément méditatifs des félins nous ayant aussitôt convaincus du bien-fondé de la haute estime en laquelle sont tenus les chats, le film peut s’engager dans une alternance de courses-poursuites avec les fluides quadrupèdes - la caméra est alors placée à hauteur de chat, embarquée dans une voiturette qui slalome entre les jambes des passants, éveillant en nous de façon jubilatoire le souvenir presque enfoui du temps où nos regards, petits roquets, s’accrochaient principalement à des mollets - et de dialogues avec les bipèdes doués de parole que sont nos supposés semblables. Êtres humains dont les propos adorateurs du chat, de toutes les manières possibles, semblent traversés par bien plus de folie que les augustes regards félins qui se posent sur notre monde : pour l’un, le chat est comme son enfant, pour une autre, caresser un chat revient à entrer en contact avec un extra-terrestre, pour un autre encore, les chats l’ont guéri d’une profonde dépression, un autre admire le caractère psychopathe dominant de sa femelle favorite, un autre encore est convaincu de devoir à un chat l’évitement de la ruine... Car de ces discours, de ces regards amoureux, se dégage comme un nouveau traité des « Caractères », cette fois-ci félins, avec différents types, comme chez La Bruyère : le chasseur, l’arnaqueuse, le joueur, la tombeuse, le mondain, le gentleman, la psychopathe... Sept types en tout, plus précisément dépeints parmi d’autres, qui peuvent être évoqués plus brièvement, ou bien plus anonymement, ou bien plus collectivement... Les hommes et les femmes dont les témoignages ou les récits sont recueillis soulignent tous l’importance d’une rencontre féline et la profonde singularité de ces discrets quadrupèdes, qui ont néanmoins toujours su dicter la modalité de leur entrée en communication avec les humains.
Il résulte de cette promenade à des hauteurs inaccoutumées une profonde allégresse, un regard comme renouvelé sur le monde des hommes et des animaux qu’ils ont élus.