La veine satirique du cinéma soviétique (plus ou moins propagandiste) des années 1920-1930 est un filon qu'il faudrait creuser et mettre un peu plus valeur, tant il regorge de pépites comme Khabarda — parfois connu sous l'appellation "Out of the Way!". Une satire soviétique située à la fin des années 20 à Tbilissi, la future capitale géorgienne, et essentiellement destinée à jouer sur les tensions grandissantes entre les valeurs petites-bourgeoises et l'avènement des komsomols, représentants de l'organisation soviétique des jeunesses communistes. Bien entendu, les premiers seront décrits comme des grabataires réactionnaires recroquevillés sur leurs valeurs (symbolisées par un monument historique qui doit être détruit pour la reconstruction du quartier, décidée par le comité exécutif) et les seconds comme une jeunesse vigoureuse et valeureuse, en quête de renouveau et d'idéal.
La dimension de la satire, extrêmement sollicitée du début à la fin par un formalisme radical typiquement soviétique, fait beaucoup penser à une autre émanation de ce courant-là, sorti deux ans avant : Ma grand-mère, de Kote Mikaberidze — un OVNI qui était toutefois bien plus barré et excentrique. La première partie du film est toutefois construite comme une plongée dans les vieux quartiers pauvres de la ville, en contact direct avec la misère nue des édentés, à l'image d'un néoréalisme à caractère social très dur et très franc : on voit des familles recroquevillées dans des taudis partageant l'espace avec des rats, et les bâtiments en ruine menacent les habitants des alentours de leurs éboulements. Une fois passée cette contextualisation préliminaire, les conflits entre les deux groupes évoqués éclatera au sujet du sort réservé à l'église, considérée comme monument historique à préserver par les uns et comme vieille bâtisse à raser par les autres. Évidemment, pour donner raison aux komsomols, on apprendra à la fin que le bâtiment n'avait rien d'historique et qu'il n'était qu'un lieu de propagande chrétienne. Et donc, à ce titre, nécessairement indéfendable à leurs yeux.
À partir du moment où le conflit est lancé, Khabarda s'engage de tout son poids dans la satire et Mikhail Tchiaoureli fera preuve d'un style intensément radical pour illustrer les bigots conservateurs dans toute leur opiniâtreté illégitime. La puissance expressive du cadre est incroyable : compositions somptueuses alternant plans larges sur la ville délabrée et gros plans sur des visages hétéroclites, contre-plongées sur des montagnes à contre-jour en haut desquelles on amène le corps d'un défunt (en rêve), et d'une manière plus générale une sensibilité photographique géniale qui donne à chaque plan une intensité délirante à grand renfort de flous, de contrastes et de jeux de lumière. Le formalisme du cinéma soviétique dans toute sa splendeur — passionnant et hypnotisant pour les uns (dont je fais partie, on l'aura compris), grossier et dénué de subtilité pour les autres.
L'inventivité formelle conduit parfois le film dans le registre du cartoon, et dans une forme de licence artistique démentielle, avec un côté libre et sauvage qui me paraît très savoureux.
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