Avant l’anticipation à vocation universelle et son regard sur une humanité bestiale (Il est difficile d’être un dieu) Guerman a forgé son cinéma à l’épreuve d’une contrainte majeure, celle de l’autorité soviétique. La plupart de ses films, à l’époque interdits par le régime, reviennent sur le traumatisme durable laissé par l’absurdité d’un système liberticide, et les stigmates qui laisse à toutes les échelles de la population.
Khroustaliov, ma voiture !, dont la gestation fut aussi laborieuse que l’est la destinée des personnages, prend donc sa source dans l’époque fébrile qui précède de peu la mort de Staline. Un carton, bienvenu pour les occidentaux, explique un cadre déjà confus, mettant en jeu le complot des blouses blanches, des sosies, un antisémitisme systémique et une paranoïa généralisée. C’est surtout cette dernière qui permettra de comprendre la vaste farce à venir, et, peut-être, expliquer le chaos généralisé d’une comédie où l’absurde cohabite avec l’acidité la plus féroce.
L’esthétique de Guerman est déjà bien trempée, et c’est exactement celle qu’on retrouvera dans Il est difficile d’être un dieu : de longs plans-séquence suivant un parcours en forme d’épopée picaresque, dans des espaces saturés où se succèdent des figurants anonymes venus valser un moment avant de céder leur place à de nouveaux venus. La différence de taille réside dans le registre : ici, la comédie prend le pas sur l’horreur qui dominera le film suivant. On pense un temps à Tati dans ce plaisir à jouer sur l’accidentel, l’attention portée aux objets (comme ce parapluie qui s’ouvre tout seul), avant que la furie slave s’empare du rythme, dans un carnaval où l’on saoule des dalmatiens, on mange de la neige, on visite des bains publics, ou l’on s’embarque sur une multitude de véhicules vers des destinations incertaines.
Il faudra faire le deuil d’un récit conventionnel, ainsi que d’une ligne directrice qui puisse instaurer un horizon d’attente : si l’on peut rire tout se laissant entrainer par cette atmosphère résolument musicale (les fanfares, chansons, sifflements ou comptines abondent, comme autant de substituts à un langage qui ne dit plus grand-chose), la violence peut faire une irruption aussi brutale qu’un crachat violents sur une surface vitrée, comme en témoigne la virée cauchemardesque du personnage torturé et violé dans le convoi qui le mène aux limites du monde civilisé.
Point d’issue à cette parade : ce n’est pas parce qu’on l’arrête que le protagoniste cesse d’être, tout comme la mort du dictateur ne contribue pas à faire tomber les masques. Le défilé s’encombre autant de fantômes que de vivants, et la comédie humaine charrie toute l’absurdité d’un monde malade depuis ses origines. Autant de signes qui justifient qu’on outrepasse largement la charge contre une époque et un régime, pour proposer un regard sur l’humanité toute entière : Guerman est désormais prêt à ce que sera le testament radical d’Il est difficile d’être un dieu.