Peau d'Ann
J'ai tout fait pour toi Ann. Tout. J'ai quitté mon pays, mes amis. Défoncé, arraché des gueules. Tu étais mienne. J'ai même fait le docile pour t'approcher encore une fois. Ce soir, sous la lune, je...
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le 5 avr. 2014
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En inventant une figure purement cinématographique, élevée par la postérité et la pop culture au rang de mythe, le King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack s’est imposé en modèle indépassable du genre fantastique. Sa richesse foisonnante et l’ampleur de ses trucages en font bien un totem dans l’histoire du cinéma, mais aussi et d’abord un grand film d’aventure.
Quand j’étais lycéen et que je suivais l’enseignement de cinéma-audiovisuel, mes professeurs le citaient constamment, aux côtés de Nosferatu de Friedrich W. Murnau, du Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein et de La Règle du jeu de Jean Renoir. À leurs yeux, la version première de King Kong, « celle de 1933 », comme ils le disaient, était insurpassable. Oublions le remake de John Guillermin et encore plus celui de Peter Jackson : il fallait revenir à l’origine du mythe. Film fondateur, le King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack appartenait aux « classiques » que mes enseignants adulaient. Je ne l’ai pourtant pas regardé : en ces temps-là, il me semblait que le rejet, un peu par principe, du goût institutionnel, faisait partie de mon identité.
Voici que j’ai succombé. Deux fois en deux jours, même. J’ai enfin vu « le King Kong de 1933 ». Et le moins que l’on puisse dire, c’est que, nonobstant mon regard de spectateur désormais habitué aux effets spéciaux photoréalistes, je l’ai trouvé riche, entraînant, parfois éreintant, mais toujours grandiose. Un immense spectacle.
King Kong est, d’abord et avant tout, un formidable film d’aventure, qui ne s’embarrasse guère de scories narratives. Les vingt premières minutes exposent efficacement les protagonistes et les enjeux à venir, pour mieux nous embarquer dans l’inconnu : Carl Denham, cinéaste-explorateur qui donne des frissons aux spectateurs de l’Amérique urbaine en les invitant à voir le monde sauvage, trouve Ann Darrow, une jeune femme démunie, à qui il confie le premier rôle dans son prochain film. Celui-ci doit se dérouler sur une île mystérieuse, inexplorée par les « Blancs », où seules vivent des populations autochtones et, paraît-il, une divinité, Kong, « ni homme ni bête » d’après Denham. Le terrain est tout trouvé pour l’explorateur qui souhaite tourner une variation de la Belle et la Bête. Mais, lorsqu’elle accoste sur « l’île du Crâne », l’équipe découvre et interrompt une cérémonie, menée par le peuple de l’île, qui devait conduire à offrir une femme du village en « fiançailles » à Kong. La nuit tombe : les indigènes enlèvent Ann, qu’ils sacrifient bientôt à la Bête, surgie des tréfonds de l’île. Kong enlève Ann, sous les yeux des membres de l’équipage qui se lancent à leur poursuite, affrontant, sur terre et sur l’eau, des créatures d’un autre monde, un « monde perdu », d’après le roman d’Arthur Conan Doyle et le film d’Harry O. Hoyt sur lequel Willis O’Brien, concepteur des effets spéciaux sur King Kong, avait déjà travaillé en 1925.
Le second acte débute donc par le sacrifice d’Ann : Kong n’apparaît qu’au bout de 40 minutes d’un film qui en compte 100. On pourrait croire que c’est tard ; pourtant, sa venue a été soigneusement annoncée : son nom, la légende qui l’entoure, le gigantesque mur séparant la plage du reste de l’île, les brumes encerclant le navire… tout laisse imaginer le monstre qui s’apprête à surgir. Dans la pure veine fantastique, King Kong dévoile donc patiemment l’inconnu. La frontière entre le « civilisé » et le sauvage, qui irrigue tout le film, est là bien avant que les horribles merveilles apparaissent.
Ce premier acte, qui bascule lors de la cérémonie sacrificielle d’Ann, littéralement crucifiée pour devenir une offrande à Kong — lui aussi, en un saisissant écho, sera supplicié et offert en pâture à la foule de Broadway quarante minutes plus tard —, rend la découverte du monstre plus saisissante encore. La Bête, conçue par Willis O’Brien et le concepteur des maquettes, Marcel Delgado, comme un gigantesque gorille anthropomorphe, est animée en stop motion. Le regard contemporain ne manque pas de le remarquer ; pourtant, c’est peut-être ce qui fait que « ça marche ». Ni complètement simiesque ni humain, Kong est une créature, inventée de toutes pièces par le médium cinématographique : il naît de l’illusion du mouvement au moyen de la prise de vue image par image. Gigantesque — tantôt six mètres, tantôt vingt mètres, mais quelle importance ? —, le roi de l’île au Crâne traverse le film de toute sa puissance, rendue possible par de formidables artisans, occupés à concevoir les décors, les tableaux, les maquettes, les textures et le stop motion. Kong condense les meilleurs trucages de 1933 et représente aussi la quête de l’aventure, de la sensation et de l’inconnu qui fait se mouvoir la foule lorsqu’elle va au cinéma ; appel de l’exotisme et du « sauvage », il sème aussi la dévastation à New York, rappelant ainsi aux États-Unis leur fragilité, en un temps où la Grande Dépression frappe les villes et les campagnes.
King Kong, par ses trucages et par son histoire d’exploration des confins du monde que l’Occident colonisateur prétend dompter, offre une aventure impossible. Doté d’un budget, gigantesque pour l’époque, de plus de 650 000 dollars, le film raconte ce qu’il veut d’être : rien de moins qu’un appel à croire en l’extraordinaire. Pour cela, il ne lésine sur aucun trucage : outre l’animation en volume, il recourt à la transparence, au matte painting et à toutes les techniques de compositing de cette période. Ce faisant, deux mondes a priori inconciliables cohabitent : celui de la « civilisation », incarnée par Ann, première scream queen de l’histoire du cinéma ; celui du « sauvage », de Kong, des dinosaures et des reptiles du Crétacé. Entre eux, la frontière est poreuse : sont-il bien civilisés, ceux qui capturent et mettent à mort, au moyen des armes de la Première Guerre mondiale, un animal qui n’aspirait qu’à régner sur son île ? Est-il si sauvage, ce singe géant qui agit à New York comme dans son royaume et conserve sa « Belle » avec lui ?
Le film ne semble pas apporter de réponses, pas plus qu’il ne me paraît clair sur la « relation » entre Kong et Ann Darrow, à l’inverse de la version de Peter Jackson qui humanise le premier. Ici, Kong reste irrémédiablement sauvage : il est la promesse du jamais-vu, l’aventure d’une vie et le spectacle à lui tout seul. Pour l’amplifier, Max Steiner compose une musique symphonique de tous les instants, aux thèmes associés aux personnages, qui amplifie l’action et inonde le film de sa grandeur et de sa violence. Elle se confond parfois avec les bruits de tambours de la cérémonie sacrificielle, au point que l’on en est à se demander si ce n’est pas cette partition qui réveille le monstre. Ainsi, cette musique qui sort autant de la fosse que de l’écran, Max Steiner accompagne à merveille le « classicisme » hollywoodien et offre au public une escapade dans d’hostiles contrées, qui finissent par revenir aux yeux et aux oreilles les spectateurs tranquillement installés.
Histoire épique, morceau de bravoure visuel, exploration du sauvage confinant parfois à l’horreur — lorsque Kong écrase les indigènes, lorsque le Brontosaure dévore un membre de l’équipe, et j’en passe —, King Kong marque la naissance d’un mythe purement cinématographique. Né grâce au cinéma, Kong l’incarne à lui seul : monstre technique et illusion du mouvement, il offre un ailleurs impossible auquel, pourtant, nous croyons toujours, près de cent ans plus tard.
Créée
le 4 mars 2024
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