Il n'existe aucun film que l'on regarde sans a priori, sans contexte et sans attentes : même le désir de ne rien savoir en amont constitue en soi une forme d'attente. Dans le cas de Ken Loach, les présupposés paraissent évidents : nous allons nous plonger dans l'univers de la pauvreté, la condition ouvrière, l'affrontement des puissants et des sans-pouvoir, l'iniquité du néolibéralisme qui broie sous son idéologie des vies humaines car la modernité ne peut se satisfaire de "l'assistanat".


Moi, Daniel Blake obéit à ce cadre posé par les films du grand réalisateur britannique. De ce point de vue, c'est sans nul doute l'un de ses plus beaux. Contant l'histoire de Daniel Blake, un menuisier qui ne devrait plus travailler suite à un arrêt caridaque mais qui ne parvient pas à toucher les indemnités qui lui échoient, le film pose un regard acide et lucide sur la destruction de l'État-providence et la culpabilisation de la pauvreté brutalement entérinées par les années Thatcher. Le paradoxe, qui donne toute sa force au propos de Ken Loach, vient de ce que, pour une fois, Paul Laverty, son scénariste, et lui, envisagent de traiter un phénomène sociétal et collectif à travers un individu. La lutte des classes, c'est aussi le combat de Daniel Blake, "un citoyen, rien de plus, rien de moins", pour ses droits, tandis que la privatisation de l'aide aux chômeurs et aux malades ronge leurs ressources et leur dignité.


Dès lors, nombreux sont les moments, d'ordinaire plus rares chez Ken Loach, où le spectateur est lentement compressé par une émotion tangible et de plus en plus violente. La construction d'une amitié entre Daniel et Katie donne lieu à des scènes riches, superbement interprétées par des acteurs lumineux. Et sans nul doute, la colère du spectateur, la douleur face à l'ignominie de certaines situations et plus encore devant le regard méprisant que d'aucuns apposent sur la pauvreté, ressortent quand Katie est confrontée à la faim et aux questions de sa fille. Seul Le Vent se lève m'avait arraché des larmes : dans une filmographie, la capacité à susciter de tels sentiments sans que les ficelles soient trop grosses témoigne d'une grande réussite.


De ficelles, justement, il pourrait être question dans Moi, Daniel Blake. C'est ici que résident mes principales réserves. La première, quasi consubstantielle au cinéma de Ken Loach, tient dans la présentation de personnages et de situations manichéens, où il n'est aucunement permis de rendre floue la frontière du bien et du mal. Certes, le parti pris est connu avant d'assister à la projection et il serait mal avisé de critiquer un choix que l'on respecte ou vers lequel on tend aussi : après tout, aller délibérément voir Moi, Daniel Blake équivaut à accepter d'emblée le postulat que ces hommes et ces femmes dans le dénuement seront les héros face à un système qu'il faut bien qualifier de dégueulasse. Mais la complexité sociale ne devrait pas permettre au réalisateur d'être si tranché. Tout le personnel du "Pôle emploi" britannique n'est pas constitué de sombres hypocrites désireux de jeter les pauvres à la rue ; or, en les dépeignant presque tous comme des êtres vils et refusant de reconnaître l'absurdité de leurs actes, Ken Loach tend à focaliser la haine légitime du spectateur sur eux. Il évite heureusement cet écueil la plupart du temps mais, par endroits, j'ai perdu de vue la dénonciation d'une idéologie et ai davantage assisté à une confrontation entre un gentil demandeur d'emploi et une employée désireuse de lui faire comprendre qu'il n'était qu'une poussière. Ce manichéisme peu subtil, trop souvent souligné par des fondus au noir qui intiment au spectateur l'ordre de s'émouvoir, dilue le propos d'un film pourtant très fort.


Ma deuxième réserve, cette fois-ci beaucoup plus problématique, porte sur la narration. Brillante la plupart du temps et soulignée par une mise en scène irréprochable (de ce point de vue, la photographie est sobre mais exemplaire : le froid et l'enfermement des personnages m'ont semblé soulignés par des décors exigus et un contraste entre une lumière chaude quand Daniel taille le bois et la rudesse du ciel gris quand il sort de chez lui), elle se complaît parfois dans la facilité. Les clichés sur cet homme incapable de manier un ordinateur dépassent à deux ou trois moments la barre de la crédibilité (qu'on ne sache pas, c'est évident ; mais il est clair que ces scènes sont insérées dans le film pour rajouter encore une couche dans la dichotomie entre le personnage et le cadre qu'on lui impose, sans qu'elles ajoutent beaucoup à la compréhension). Quant à Katie, le personnage est si bien écrit que, quand arrive une séquence, on est extrêmement surpris par ce choix scénaristique.


Certes, que la pauvreté amène la prostitution pour avoir de quoi nourrir ses enfants est une réalité. D'ailleurs, cette thématique est très forte : l'arbitrage entre dignité, estime ou respect de soi, regard des autres (payer des chaussures à son enfant qui est humiliée par ses camarades à l'école du fait de ses souliers troués) et survie, est un enjeu fondamental dans le film. Mais on s'y attend malheureusement un peu trop et quand arrive sa décision, la force du personnage s'essouffle.


Enfin, là où le bât blesse, c'est sur la fin, qui rompt sans subtilité avec la cohérence dramatique de tout le film et m'a fait brutalement sortir de l'état de colère et d'empathie dans lequel celui-ci m'avait fait plonger avec efficacité.


En faisant soudainement mourir son personnage d'une crise cardiaque, Ken Loach brise l'unité du film, qui reposait sur la dénonciation d'un système privatisé d'aides et sur la culpabilisation d'une situation sociale. D'un côté, la maladie est au coeur du film car Daniel est dans une situation catastrophique du fait de son coeur ; de l'autre, le premier accident qu'il a eu se situe avant que ne débute le film, donc hors de la narration. Par conséquent, tandis que nous attendons de savoir si son appel sera accepté ou rejeté, sa mort intervient subitement, sans coup férir, sans lien avec son combat. C'est à mon sens l'illustration d'un deus ex machina qui solde le film trop rapidement et vise à porter le coup de grâce au spectateur, à lui faire comprendre que l'espoir n'est pas permis. Or, il aurait sûrement été plus judicieux de le voir à la rue, de le faire même mourir dans la rue, ce qui aurait porté la dénonciation à son paroxysme tout en restant sur le sentier tracé depuis le début du film, à savoir l'inégalité et le rejet de la pauvreté dans les marges d'une société qui n'accepte que la croissance, le profit, la compétitivité et la démarcation individuelle.


Au final, Moi, Daniel Blake est un grand film, qu'il faut impérativement voir pour son regard plein de tendresse et de fureur pour ces héros marginalisés, pour comprendre le rejet des pauvres (la "pauvrophobie") et son absurdité, pour cesser de culpabiliser de prétendus "assistés". Irréprochable techniquement et porté par un écriture fine et des personnages magnifiquement construits, il demeure néanmoins parasité par des imperfections qui en pénalisent le propos.


Tout n'est sans doute pas si simple ; mais, sans doute, le combat mené par Ken Loach nécessite des archétypes.

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le 1 nov. 2016

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