Dans les années 1920-1930, de nombreuses expéditions plus aventurières que scientifiques font état de créatures mystérieuses, apparentées à des singes géants, découvertes dans les îles de Sumatra. Il n'en faut pas plus pour exacerber l'imagination des scénaristes hollywoodiens. Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper étaient avant tout deux aventuriers notoires, également pilotes d'avion (ils jouent d'ailleurs les artilleurs de la fin du film, parce que « we should kill the sonofabitch ourselves », selon la formule de Cooper), qui avaient réalisé ensemble quelques films, documentaires et de fiction (mais avec toujours une part documentaire, ethnographique, zoologique et sensationnelle), dont certains mettant en scène des animaux sauvages d'une contrée exotique. Ils se penchèrent sur l'idée de ce qui pourrait arriver à un animal préhistorique mis en contact avec le monde contemporain (idée déjà utilisée dans la transposition cinématographique du roman de Sir Arhur Conan Doyle, Le Monde Perdu, réalisé en 1925 par Harry O. Hoyt, avec déjà des trucages de Willis O'Brien – futur créateur de Kong)... les portes étaient désormais ouvertes, le monstre prêt à être lâché !


De tous les grands films de l'histoire du cinéma, King Kong est sans doute l'un de ceux qui ont fait la plus forte impression aux spectateurs à la fois au moment de sa sortie et dans le temps. C'est un vrai choc cinématographique, à tous les niveaux, une véritable expérience sensorielle offrant exotisme, aventure, frissons, émotions, et surtout un monde fantastique et spectaculaire d'une puissance folle. Tout cela est possible grâce à des immenses prouesses, visuelles (les effets spéciaux au style magique, les décors de jungle inspirés des gravures de Gustave Doré) comme sonores (un des premiers films avec une vraie « musique originale », composée par Max Steiner, sans oublier les bruitages terrifiants). La force symbolique du film est telle qu'il est devenu une légende, un mythe ; surtout si l'on se fie à la définition qu'en donne Claude Lévi-Strauss : un bricolage d'éléments disparates, sans forcément de vraisemblance.


King Kong colle deux univers : les États-Unis en crise (après le krach de 1929, chômage et pauvreté sont partout) ; une île perdue au milieu de l'Océan Indien, terra incognita fantastique (où le temps semble s'être arrêté il y a des millions d'années) autant que fantasmagorique (au moins d'un point de vue symbolique pour une civilisation alors en perdition – mais non départie de son esprit colonialiste pour autant –, assoiffée de primitivisme exotisme. À la fin du film, Kong détruit ce qui cause la misère humaine, la ville, dans une vengeance cathartique pour le spectateur, remède à la démesure inhumaine et écrasante du monde moderne autant qu'à l'hubris du personnage de Carl Denham, réalisateur « opportuniste visionnaire qui a rêvé d'un spectacle trop dangereux » (beaucoup disent qu'il est un autoportrait caricatural et acide – bravade s'il en est – des réalisateurs Schoedsack et Cooper, autres cinéastes-explorateurs considérés parfois comme manipulateurs voire ethnocentristes – King Kong est un film qui se commente perpétuellement en même temps qu'il se fait, comme beaucoup de grandes œuvres). Mais pour que la catharsis soit complète, au final, il faut "que la Bête meure", que la sauvagerie et la sexualité frontale retrouvent leur place, bien cachées derrière le mur géant séparant la barbarie du monde civilisé et normal de l'Amérique classique.


La forme musicale de King Kong est la même que celle d'un opéra, c'est-à-dire que la musique a été écrite pour et par le film, avec des motifs récurrents voire un thème pour chaque personnage, des ponctuations fortes, des changements dramatiques soulignés, les imitations de mouvements physiques et la création d'univers sonores. La musique souligne même parfois l'effet visuel ; on est dans du « mickeymousing », à savoir le sur-accompagnement de l'action par la musique, celle-ci allant parfois jusqu'à faire office de bruitage.
Max Steiner était justement un des plus fréquents utilisateurs de ce procédé, hérité de son style « opératique » inspiré par le rythme dynamique des partitions de Richard Wagner soulignant les tensions dramatiques.


Pour les bruits de Kong, notamment ses cris, le film a été l'un des premiers à utiliser le « re-recording ». Pour faire le rugissement de Kong ont ainsi été enregistrés le rugissement d'un lion et le cri d'un gorille (certains parlent même d'aboiements de chien), qui ont ensuite été passés à l'envers puis mixés ensemble. Cette technique donne ainsi à Kong un cri qui peut sonner familier à l'oreille (on reconnaît le bruit d'une bête sauvage et dangereuse, probablement un grand singe carnassier), tout en lui donnant une aura mystérieuse et monstrueuse, car in-identifiable distinctement.
Le procédé, déjà expérimenté dans le Tarzan de 1932, sera d'ailleurs réutilisé pour concevoir les cris des dinosaures de Jurassic Park. Cette inventivité est caractéristique de la volonté des cinéastes de créer un monstre qui ait une identité propre, unique, tout en travaillant par bricolage. De même, visuellement, ils voulaient à tout prix éviter d'utiliser un acteur en costume pour jouer Kong (contrairement à ce qui sera fait dans les remakes des années 70), privilégiant l'animation en stop-motion et l'utilisation de robots géants.


Ce sont finalement tous ces détails qui contribuent à donner une véritable âme à Kong, et ainsi à nous offrir l'occasion de nous émouvoir davantage pour un monstre que pour la plupart des humains insipides et médiocres grouillant à ses pieds.

Créée

le 24 avr. 2011

Modifiée

le 12 déc. 2012

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youli

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