Stuart Gordon est d'abord un des barons du bis horrifique, avec une œuvre sous influence lovecraftienne dont les plus fameux morceaux sont Re-Animator et From Beyond. Dès les années 1990 sa filmographie s'étend à la science-fiction, pour des résultats mésestimés (Fortress, Space Truckler). Deux ans après sa première adaptation directe de Lovecraft (Dagon), Gordon change totalement de registre. King of the Ants présente toujours des éléments gores, mais le fantastique est délaissé et les quelques loufoqueries ont des sources bien réelles. Après cet opus, Gordon récidivera via Edmond et Stuck, chroniques sur des gens entamant leur décrochage, ou le subissant depuis les origines comme Sean.
Ouvrier sans grands désirs ni ambitions, Sean Crawley (Chris McKenna) accepte de s'improviser tueur à gages, sur la demande tout en sous-entendus de Duke et Ray. Mais Sean a trop bien fait son boulot et le meurtre pose problème. Il a un moyen de pression pour obtenir le salaire que lui refuse Duke et s'abstenir de fuir la ville ; ses commanditaires le lui font payer cher. Ils sont d'autant plus agacés que Sean a eu leurs faveurs car c'est un zéro et certainement un idiot (il n'a « même pas de voiture » !). Sauvé par un de ses amis qui l'abandonne sur la route en ville, Sean se retrouve au milieu des mendiants à traîner sa piteuse figure. Récupéré par une travailleuse sociale qui l'emmène à l'hôpital où elle veille sur lui, il est accueilli chez elle à la sortie. Forcément, dans la crasse et la fiction, les bonheurs ne sauraient arriver par hasard.
C'est donc une malédiction sans surnaturel, où l'absurde et la cruauté servent de transcendance. Ce jeune type semble privé d'une vie paisible et reliée à d'autres, quelque soient ses efforts ou ses dispositions. Sean est toujours rattrapé par sa condition misérable et par son erreur, commise à cause de son zèle, de sa veulerie désespérée et de sa conscience légère. Son manque de volonté passé, s'il se comprend compte tenu de sa perdition profonde (c'est l'anomie totale et lui barbote sans boussole individuelle), continue à l'empoisonner jusqu'au-bout. Sauf s'il s'adapte puis disparaît, c'est-à-dire se comporte en prédateur destiné à vivre dans l'ombre, tirant un trait sur les soupçons d'attaches plombants, les promesses moisies et les sources d'ennui.
La sympathie de Gordon à l'égard des hors-jeux ou égarés est manifeste. Sorti du 'cinéma de genre', il restitue l'ambiance dans laquelle ils s'agitent avec empathie mais sans sombrer avec eux, gardant un œil à distance : de la complaisance réfléchie, pour une vision au nihilisme éloquent. Toutefois il n'abstrait pas grand chose avec cette attitude (sauf pour dire le souci des losers communs) : le film est agressif, éventuellement remuant (côté 'uppercut' et vengeance de Sean), mais le scénario bâclé cumulé à une forme vulgaire et cheap donnent le sentiment d'assister à un tour de chauffe sous couverture (Edmond sera plus 'ferme'). Enfin le film est généreux y compris rayon grotesque, au travers des délires poursuivant Sean (démenti radical de ses fantasmes déclarés au début, triviaux et 'hollywoodiens') : visions libidinales d'une nostalgie glauque ou fantaisies effrayantes (avec cette fille prenant des proportions monstrueuses).
https://zogarok.wordpress.com/2022/10/28/king-of-the-ants/