Sorti en 1985 alors que le hip-hop commence tout juste à obtenir sa place dans la culture mainstream d'alors, "Krush Groove" est un étonnant objet filmique à redécouvrir.
Il dépeint les débuts fictifs du label Def Jam, fondé seulement un an auparavant par le producteur Rick Rubin. Loin d'être un simple film d'exploitation, cet essai d'histoire immédiate prend plusieurs partis pris qui donnent à l'oeuvre un charme singulier.
Pour commencer, évacuons la question du scénario : regarder "Krush Groove" pour son récit est le meilleur moyen d'être déçu. Ce dernier n'a pas vraiment d'intérêt : nous sommes face à une histoire tout à fait classique où le héros doit surmonter les obstacles (financiers) pour vivre son rêve (commercial), en n'oubliant pas au passage l'importance des valeurs familiales. En vérité, le récit ne semble être qu'un prétexte à regrouper sur scène un sacré panel de légendes : Run DMC, Sheila E., Kurtis Blow, les Fat Boys, les Beastie Boys, New Edition et bien d'autres encore...
Casting démentiel s'il en est, le film a le mérite d'accorder à chacun sa part. "Krush Groove" prend le temps. Loin d'être un film à message, il s'impose plutôt une démonstration en acte : les numéros musicaux sont nombreux, très nombreux. Tout est groove, tout est musique et c'est remarquablement mis en scène, telle cette séquence où Sheila E et Run DMC, désormais adversaires, enregistrent respectivement leurs futurs tubes en montage parallèle. Pas besoin d'exposition, la musique a un pouvoir de signification qui lui est propre. Elle parle d'elle-même et le film emploie judicieusement cet aspect. A contrario, quand un semblant d'histoire pointe le bout de son nez (comme toute cette histoire avec le prêt à rembourser), cela sonne superficiel, trop romancé, loin de la sincérité de la performance live.
"Krush Groove" est plus intéressant à aborder comme un laboratoire de style. L'omniprésence de Run et DMC, par ailleurs très investis dans leurs personnages, en témoigne. De leur manière de parler jusqu'à leur façon de s'habiller, en passant par leur folle énergie scénique, ils démontrent que le hip-hop, loin d'être une simple histoire de musique, représente un courant artistique à part entière, révolutionnant les codes dans de nombreux domaines.
L'amour du groove qui fonde le mouvement est une véritable force d'attraction, tous les artistes semblant, malgré leurs différences, être unis par la même force. Celle-ci est telle que le film produira des réactions en chaîne : LL Cool J s'impose tellement sur le plateau de tournage qu'à seulement dix-sept ans il aura le droit à sa propre scène, où il déclame son "I Can't Live Without My Radio" qui deviendra un hit quelques mois plus tard et lancera sa longue carrière.
Difficile en effet d'imaginer la vie sans musique. S'agite devant nos yeux l'instantané d'une époque où tout ce qui semble compter est la perspective de produire un son qui nous plaît et trouver le public pour se mouvoir dessus. Le film témoigne également d'un basculement d'alors, le hip-hop s'orientant progressivement vers l'enregistré, s'éloignant du spectacle live des origines. Un changement qui ne se fait pas sans perte et cela se ressent rien qu'en écoutant la bande originale du film : certains morceaux, déments sur l'écran, deviennent plutôt plats à la réécoute, voir difficiles d'accès par leurs rythmes secs et synthétiques. En 1985, des disques comme "Licensed to Ill", "Paid in Full" ou encore "Criminal Minded" n'existent pas encore et le hip-hop a encore le temps d'évoluer. Il reste cependant l'heureux témoignage d'une époque où le gangsta rap et l'hypersexualisation ne représentaient pas encore la majorité.
"Krush Groove" est une oeuvre au public bien ciblé, peut-être trop ciblé. Ce n'est certainement pas le film que je conseillerais à tout le monde, mais c'est définitivement un film qui mérite qu'on en parle, tant il met en scène avec brio les caractéristiques clés de la culture hip-hop. Loin d'être un phénomène de mode, le mouvement s'impose comme un tout nouveau rapport a la vie, des pieds à la tête en passant par la voix. Alors moi cela me va si il n'y a pas vraiment de scénario, puisque dans la musique le sens est parfois bien superflu, et nous n'allons pas voir des concerts pour philosopher.