... pour pleurer ces milliers d'esprits qui brûlent d'une haine amère."
J'aime beaucoup Kobayashi (mais en réalité sur la base de seulement deux films vus, on ne peut pas dire que ce soit une statistique très robuste), le cinéma japonais de la décennie 1960s est souvent synonyme de réjouissance... Autant dire que rester circonspect devant Kwaïdan relève déjà en soi de l'hérésie. On ne peut pas vraiment dire non plus que la déception ait trait au caractère fragmenté du film à sketches, souvent synonyme d'hétérogénéité et de superficialité : ici on prend le temps de développer la plupart des récits, au nombre de 4 et s'étalant sur près de trois heures, avec une remarquable continuité thématique entre les différents segments. Le souci n'est donc pas à ce niveau.
Personnellement j'ai subi un affront dès les premières images : à de rares exceptions près (quelques films de Ozu, ainsi que Ran de Kurosawa, par exemple) je trouve que la couleur pour ce type de film, historique ou résultat de l'adaptation du folklore national et produit avant les années 80, est une belle abomination. Sans doute que le noir et blanc participe à maintenir une illusion en dissimulant certaines finitions en matière de costumes et de décors, sans doute aussi que les caméras couleur à l'époque n'étaient pas du tout aussi performantes que les autres, mais alors dans le cas présent, le tournage en studio se ressent brutalement. Il a beau avoir duré un an, il a beau s'être déroulé sous la direction experte de Kobayashi, j'ai quoi qu'il en soit beaucoup souffert de cet environnement qui transpire le carton-pâte, les toiles tendues en arrière-plan, et les costumes qui semblent provenir des productions HK de l'époque type Shaw Brothers. C'est du studio de luxe, très certainement, mais ça reste du studio avec toutes ses contraintes et toutes ses limitations pour figurer des imaginaires aussi baroques. Le coup est dur, vraiment, et je suppose que je n'étais pas dans les bonens dispositions pour apprécier ce carnaval-là.
Les quatre contes investissent des territoires bien plus fantastiques que horrifiques, et ces composantes sont d'intensité et de chronologie dramaturgique extrêmement différentes : là où "La Femme des neiges" impose une tonalité surnaturelle presque immédiatement dès lors qu'un spectre ôte la vie d'un bûcheron en épargnant son partenaire, "La Chevelure noire" réserve cette part fantasmagorique pour l'ultime temps du récit, lorsqu'un samouraï hésitant entre deux femmes décidera de revenir vers sa première épouse. La coloration des deux histoires s'en trouve profondément différente, conséquence directe de la prédominance ou de la dévaluation de cette dimension. Une autre dimension est à prendre en compte également : l'envergure de la narration, avec d'un côté "Hoichi" qui déploie la toile de plus grande envergure avec son musicien aveugle pratiquant le biwa dans un contexte mystique pendant près de 1h30, et de l'autre côté la conclusion très succincte de "Dans un bol de thé" qui clôt le film sur une note aussi brève que surréaliste.
Kwaidan trouve son unité non pas dans la laideur de l'environnement criard ou dans sa lenteur extrême, comme le diraient les mauvaises langues (dont je fais partie), mais dans les propriétés morales voire immorales des volets, chacun mettant en scène une personnalité plus célèbre que les autres — dans l'ordre, Rentarō Mikuni, Tatsuya Nakadai, Takashi Shimura, et Kei Satō. Des héros rattrapés par leur destin ou par leur comportement, frappés par une malédiction qui s'abattra avec plus ou moins de fracas (certains dénouements sont étonnamment indulgents). De par son ampleur c'est manifestement "Hoichi" qui bénéficie du plus grand rayonnement, et même si l'empreinte graphique effective n'est pas vraiment à la hauteur de son potentiel immense, je ne peux m'empêcher d'imaginer une reprise de ce segment dans un emballage mieux maîtrisé et plus percutant, tout particulièrement la séquence où le musicien est recouvert de signes sacrés sur presque tout le corps — séquence hautement photogénique. Un film qui mûrira très bien en mémoire, j’en suis sûr, à mesure que les défauts se gommeront par l'oubli…
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