Une émigration imposée à une petite fille par ses parents loin du pays natal, une bourse refusée à cette petite fille devenue étudiante, une maladie incurable et fatale annoncée à l’entourage de sa grand-mère restée au pays, un voyage refusé par les parents au prétexte que leur fille ne saura dissimuler sa tristesse... Il sera bien question de ce qui est subi, et apparemment inéluctable, dans ce deuxième (puisqu’on espère qu’il sera suivi de plusieurs autres...) long-métrage de la réalisatrice sino-américaine Lulu Wang. Et le titre semble consentir à la nostalgie engendrée par ces manifestations de la puissance despotique qui est celle de la fatalité, puisque, apparemment soumis, il annonce « L’Adieu »...
Mais l’adage le sait : « Il faut se méfier de l’eau qui dort », à l’image du visage offert par l’interprète principale, Awkwafina, magnifique dans cette interprétation délicate qui consiste à incarner de façon singulièrement proche la réalisatrice elle-même : traits tombants, défaits, puis comme constamment au bord des larmes à partir du moment où aura été prononcé le verdict de mort planant de façon menaçante sur la chère grand-mère. Mais alors que ce visage, dans lequel sa propre mère déplore qu’il soit possible de « lire comme dans un livre ouvert », n’annonce que soumission et même abattement face au destin, il en va tout autrement en ce qui concerne le comportement de l’héroïne qui arbore ce fanion en berne. En effet, alors que tous admettent cette mort imminente, alors que tous consentent à entrer dans le mensonge qui dissimulera à la principale intéressée l’annonce de son destin, sa petite-fille Bili incarne l’élément de résistance, de mise en doute : c’est elle qui questionnera avec le plus d’insistance la pertinence de ce mensonge, qui envisagera de ne pas rentrer aux Etats-Unis pour rester «jusqu’au bout» après de Nai-Nai et prendre soin d’elle, de même qu’elle sera finalement venue en Chine contre l’avis de ses parents ou n’avouera qu’à sa grand-mère le refus de la bourse qu’elle attendait... L’opiniâtreté de cette résistance fait toute la beauté du film et lui confère sa charge émotive.
D’autant qu’elle invite à greffer un niveau de questionnement supplémentaire à toute la thématique du faux qui parcourt presque explicitement le film, sur le modèle du mensonge mis en place pour protéger l’aïeule. Ainsi le plan d’ouverture, plaçant la vieille dame dans un hôpital identifiable par la seule bande-son et devant une photo publicitaire de paysage idyllique, annonçait d’emblée le règne du faux et du mensonge. Mais lorsque, un peu plus avant dans le film, se découvrent quelques plans sur les hauts immeubles de Changchun, ville du nord-est de la Chine où vécurent les propres grands-parents de la réalisatrice, se lève la question : entre l’image initiale d’un paysage chinois idéal et visiblement retravaillé par ordinateur et ces vues sur une ville totalement remaniée par les grues et le béton, quel est le plus faux ? De même, concernant la grand-mère, où est le mensonge : dans la dissimulation de cette maladie qui aura raison d’elle ou dans cette maladie elle-même, qui porte atteinte à une image définitive de la personne débordante d’énergie et de vie ? D’ailleurs, celle que tous regardent comme mourante est à coup sûr le personnage qui regorge de la vitalité la plus joyeuse et la plus affirmée...
Dès lors, dans sa lutte et dans son refus de la fatalité, l’héroïne aux yeux battus se met peu à peu à nous apparaître comme une nouvelle Antigone, mais une Antigone qui refuserait de se laisser emmurer vivante et qui s’inscrirait activement dans une fidélité à la gymnastique pugnace que lui a enseignée sa grand-mère et qui consiste à « évacuer les toxines » dans de petits cris poussés vigoureusement, sur une gestuelle précise. Tout sauf un consentement à « l’adieu », donc, et au contraire une invitation à la résistance, étayée par les derniers mots du générique final, au motif très dynamisant qu’aucune résistance n’est désespérée.