Le 31 août 2018, l’écrivain algérien Boualem Sansal énonçait le paradoxe suivant : « Oui, l’Europe a peur de l’islamisme, elle est prête à tout lui céder »... En 2016, il écrivait déjà : « [ Les Algériens sont] inquiets parce qu’ils constatent [...] que la France ne sait toujours pas se déterminer par rapport à l’islamisme. [...] Pendant ce temps, le boa constrictor islamiste a largement eu le temps de bien s’entortiller ». Ce boa, très courageusement, André Téchiné décide ici de le saisir à la gueule et de le regarder dans les yeux.
Impressionné et inspiré par la lecture des entretiens réunis dans le livre de David Thomson, « Les Français jihadistes », le réalisateur et co-scénariste, avec Léa Mysius (elle-même réalisatrice de « Ava » en 2017), choisit, de façon à la fois judicieuse et objective, de ne pas présenter le phénomène de la radicalisation islamiste comme exclusivement lié à l’immigration et à ses descendants : Alex (Kacey Mottet-Klein), le jeune homme impacté, dont nous allons suivre la trajectoire sur quelques jours du printemps 2015, est issu d’une famille d’origine française, et ô combien, puisqu’il va rendre visite, dans le centre équestre qu’elle dirige, à sa grand-mère Muriel, incarnée par Catherine Deneuve. En contrepoint, deux rôles riches et importants sont confiés à des figures originaires du Maghreb : Youssef (Mohamed Djouhri), l’associé de Muriel, qui commence par se refuser catégoriquement à engager un repenti du jihadisme, et surtout Fouad (Kamel Labroudi), le repenti en question, qui tentera autant que cela lui sera possible de prêter main forte à la vigoureuse aïeule dans son combat pour empêcher son petit-fils de partir en Syrie.
À la différence du film de Marie-Castille Mention-Schaar, « Le Ciel attendra » https://www.senscritique.com/film/Le_ciel_attendra/21511512, qui dès 2016 abordait ce phénomène, du côté féminin, André Téchiné ne reste pas centré sur le point de vue de la recrue islamiste mais il équilibre ce regard par l’attention portée au personnage de Muriel, sa découverte de la conversion de son petit-fils, puis de son désir de « dire adieu à la nuit », ainsi qu’il le lui écrit, en rejoignant les rangs de la lutte islamique. Par ce partage, Téchiné se situe donc à mi-chemin de l’option choisie, en 2015, par Thomas Bidegain, dans « Les Cowsboys » https://www.senscritique.com/film/Les_Cowboys/14692127, qui épousait essentiellement le point de vue du père, lancé à la recherche de sa fille disparue.
Servis par la très belle photographie de Julien Hirsch, avec qui le réalisateur travaille pour la sixième fois consécutive, les comédiens peuvent donner la pleine mesure de leur jeu : Catherine Deneuve est magnifique, en grand-mère intimidée comme une petite fille devant son petit-fils incroyablement durci, mais passant à l’offensive lorsqu’elle a pris la mesure du danger et agissant avec autant de détermination que lorsqu’elle consacrait ses nuits, fusil en main, à guetter le sanglier qui ravageait son champ de cerisiers en fleurs. Kacey Mottet-Klein, que l’on a connu si tendre, aux côtés de Galatea Bellugi, dans « Keeper » (2016), de Guillaume Senez https://www.senscritique.com/film/Keeper/17856606, retrouve les alternances de rage et de détermination froide qu’il avait d’emblée montrées dans « L’Enfant d’en haut » (2012), d’Ursula Meier https://www.senscritique.com/film/L_Enfant_d_en_haut/440567. Avant même de se trouver sur le sol syrien qu’il convoite, il est guerrier, dur, déterminé, précis, efficace, tel qu’il se rêve lorsqu’il sera enfin pleinement soldat... Impressionnant, glaçant.
Certes, cette nouvelle réalisation de Téchiné pourra déranger. Mais on peut aussi lui savoir gré de lever le voile sur une communauté qui nomme « frère » un parfait inconnu, sous prétexte qu’il est engagé dans le même combat, alors qu’une grand-mère peut être volée sans scrupule, étant donné qu’elle est « mécréante »...