Quand Mankiewicz, qui n’a plus rien à prouver après Mme Muir, Eve ou On murmure dans la Ville s’attaque à l’espionnage, on savoure à l’avance les traces de la présence du grand écrivain du cinéma dans un genre résolument cinématographique et populaire. Le cinéaste lorgne effectivement pour une part du côté d’Hitchcock ; l’occupation de l’espace de l’ambassade, la méticulosité des vols, les rendez-vous secrets, les espions de chaque camp et le recours au train pour dynamiser le récit y font clairement penser.
Mais c’est un autre modèle qui vient aussi à l’esprit dès les premières minutes du film : par cette finesse d’écriture, la caractérisation humoristique des personnages et la façon qu’on a de croquer les différents types évoque inévitablement Lubitsch. La comtesse désargentée mais aux manière du temps de son faste, les anglais précieux mais inefficaces, les allemands épuisés de leur propre lourdeur : autant de touches d’une écriture légère et impertinente qui permettent déjà au récit d’origine, somme toute assez linéaire, de gagner en saveur.
Mais limiter Mankiewicz à certains des pairs qui pourraient l’inspirer relèverait du crime de lèse-majesté. Car s’ajoutent à ces premiers gages de qualité la pertinence d’un regard qui n’appartient qu’à lui.
L’espionnage est finalement un prétexte, une toile de fond pour aborder l’un des grands thèmes de sa filmographie, à savoir le mensonge et l’imposture au profit d’une ascension sociale. Le personnage de Diallo a ceci de profondément singulier qu’il ne peut jamais emporter la sympathie. Son unique qualité est la froideur mesurée avec laquelle il procède, et l’ironie de son regard sur les gens avec qui il traite, leur révélant par boutade à peu près toute la vérité, trop incongrue pour être crédible. Son parcours est celui d’une revanche par l’argent, cynique et glaciale ; immature et méprisant quant aux enjeux des documents qu’il transmet, il a pour seule ambition la construction d’un cliché dont il serait le centre : en costard blanc dans sa villa à Rio. Mais à cette victoire, il veut ajouter le trophée de l’amour : c’est sa conquête de la comtesse, avec laquelle il va former un couple grandiose d’ambivalence et de manipulation, où chacun a besoin de l’autre pour parvenir à ses fins.
Cette vision au vitriol d’un amour social, les yeux de biche d’une Danielle Darrieux à laquelle nul ne peut résister achèvent de faire du récit un parcours semé de pièges et de double fonds. Nul manichéisme ou vision partisane : les deux partis sont renvoyés dos à dos, et le pays supposément neutre, à l’instar de la Suisse, ne semble être que le lieu propice aux affaires et à l’enrichissement personnels tandis que le monde entier s’autodétruit.
(Spoils)
Dans ce panier de crabes, c’est bien le mensonge qui l’emporte, et à grande échelle. Tout le monde perd, par excès de mesquinerie, par aveuglement, par absence d’instinct. La double ironie finale permet un plaisir cruel qui se substitue à la conventionnelle identification aux héros exemplaire. L’incapacité des allemands à prendre au sérieux la valeur des renseignements qu’on leur donne montre bien que dans le jeu de dupe de l’espionnage, on finit, à force de mentir, par ne plus savoir à quoi ressemble la vérité ; en écho à ce constat, la fausse monnaie amassée par Diallo est une pirouette finale qui voit s’effondrer avec jubilation et lucidité le château de carte de la bassesse humaine.